« Un excellent
choix », me dit mon libraire, comme je lui tendais, pour le payer, une
édition de poche d’un ouvrage apparemment chétif de Simon Leys, que je venais
de tirer de ses abondants rayonnages. Il n’avait pas tort : en une
soixantaine de pages, j’allais parcourir un monde certes lointain et révolu,
mais surtout terrifiant et riche en enseignements.
« Dans la nuit du
3 au 4 juin 1629, poussé par une bonne brise », le Batavia,
navire de la compagnie hollandaise des Indes orientales, fit naufrage, à la
suite d’une erreur de navigation, en heurtant un récif de l’archipel des
Abrolhos, à l’ouest de l’Australie, alors qu’il était censé faire route vers
Java. Le patron et le subrécargue (véritable commandant selon le règlement de
la compagnie), après avoir fait débarquer sur un îlot la plupart des quelques
trois cents passagers et membres d’équipage, partirent pour Java à bord d’une
chaloupe, afin de chercher des secours. Ceux-ci parvinrent aux Abrolhos le 17
septembre de la même année.
Jusqu’ici, peu de choses
nous permettent de distinguer ce naufrage d’autres, hélas nombreux, qui se
produisirent à une époque où la navigation était fort difficile, même pour un
patron expérimenté. Cependant, après trois mois et demi de séjour aux Abrolhos,
ce furent soixante-dix survivants seulement qui purent être secourus. Ceux qui
manquaient n’étaient pas tous morts de faim ou de soif, loin de là. Des choses
étranges s’étaient produites entre temps.
L’histoire de ce naufrage
et de ses suites est contée en détail dans un livre du nommé Mike Dash, L’Archipel
des hérétiques (Batavia’s Graveyard), paru en 2002. Au grand dam de
Simon Leys : non qu’il trouvât ce livre mauvais, bien au contraire, mais
parce qu’il caressait depuis des années le projet d’écrire précisément ce
récit. Qu’à cela ne tienne : puisant dans cette abondante matière, Simon
Leys en fit un saisissant résumé, publié d’abord par la Revue des Deux
Mondes avant de paraître en volume chez Arléa en 2003.
Ces événements furent en
fait plus terrifiants qu’étranges. En l’absence de Pelsaert (le subrécargue) et
de Jacobsz (le patron), un subrécargue assistant, nommé Cornelisz, va très vite
prendre un ascendant sur tous les autres naufragés, qui le reconnaîtront, bon
gré, mal gré, comme leur chef. Cornelisz s’appuiera sur un entourage avec
lequel il s’était acoquiné à bord, en vue d’organiser une mutinerie contre
Pelsaert, avec la complicité de Jacobsz, du reste.
Se contentant d’abord de
rétablir un semblant d’ordre en sanctionnant sévèrement quelques larcins,
Cornelisz ne va pas tarder à établir un régime de terreur n’admettant aucune
objection. Après avoir envoyé les quelques soldats qui étaient à bord sur une
île voisine (en espérant qu’ils n’y trouveraient aucune eau ni aucune nourriture),
il va faire éliminer toute personne manifestant quelque velléité de
désobéissance, et bien sûr les « bouches inutiles » :
nourrissons, blessés, malades… Et ce n’est pas seulement la petite troupe qui
l’entoure qui se livrera à ces massacres : tout le monde y sera convié,
sous peine d’y passer.
Les soldats exilés ayant
pu trouver de l’eau et de la nourriture[i] sur
l’île où ils avaient été exilés et l’ayant fait savoir par des signaux de
fumée, quelques naufragés tenteront de les rejoindre, fait insupportable pour
Cornelisz. N’ayant pu faire couler tous les petits radeaux de fortunes des
fuyards, il entreprendra d’aborder à son tour cette île pour massacrer ses
nouveaux habitants, lesquels lui tiendront courageusement tête… C’est à ce
moment-là qu’arrivera un navire de secours, sous le commandement de Pelsaert,
mettant fin à cette lamentable aventure.
Simon Leys note avec
humour que tous ces éléments « semblent avoir été spécialement conçus
pour Hollywood », mais il n’en est rien. Car, comme il ajoute aussitôt,
« dans une pareille histoire, nulle imagination ne pourra jamais
rivaliser avec la nue réalité des faits. »
On comprend fort bien
pourquoi une telle histoire a pu intéresser l’auteur des Habits neufs du
président Mao, outre son goût, voire son amour, de la mer et des histoires
de marins : il tenait là, sinon la matrice, le prototype de
l’aventure totalitaire. Cornelisz est un assoiffé de pouvoir qui ne recule
devant rien, exige une obéissance aveugle (et aimante !) de ses « sujets »
et semble exercer sur eux quelque fascination. Et, pour que personne ne soit
innocent, il parvient à faire de ses victimes des complices.
Pour parvenir à ses fins,
il lui fallait une occasion : après avoir attisé la haine qui opposait
Pelsaert et Jacobsz (sans réussir toutefois à faire « monter » la
mutinerie qu’il projetait), il tira parti après le naufrage de l’absence
d’autorité provoquée par le départ de ceux-ci[ii].
Restait le prétexte d’ordre idéologique. De ce côté-là, on ne peut que
conjecturer que Cornelisz, né et élevé dans un milieu anabaptiste, aurait pu
fréquenter des cercles adamites, voire des sectes satanistes. De là à en
appliquer les préceptes, qui sait… Le goût psychologisant de notre époque y
verrait sans doute un psychopathe, observe Simon Leys.
On pourrait aussi dire,
tout simplement, que Cornelisz est d’une race particulière, de celle des grands
timoniers, des guides, des chers leaders (quand ils ne sont
pas maximaux), et même (dans une mesure moins brutale toutefois) des
chefaillons que l’on rencontre ici et là dans quelque entreprise ou
administration.
Quoi qu’il en soit, il
mourra pendu, sans avoir exprimé le moindre repentir.
Il est à observer que les
hérésies dont Cornelisz semble relever ont pour particularité de nier toute
notion de péché. Ce qui amène Simon Leys à faire une remarque en passant, l’air
de rien : « il est curieux de noter que ce sont encore les gens
qui ne croient pas à l’Enfer qui semblent parfois les plus enclins à en
fabriquer d’assez bonnes répliques ici-bas…[iii] ».
Ce ton parfois pince-sans-rire pour nous livrer « au passage »
quelques vérités profondes, fait partie du plaisir qu’il y a à lire ce récit,
dont il faut aussi louer la densité, la précision et la concision.
Simon Leys le clôt en
évoquant la visite des Abrolhos qu’il eut l’occasion de faire en copagnie de
pêcheurs de langouste venus d’Australie, et le souvenir chaleureux qu’il en
garda. Cette manière élégante de finir constitue une excellente transition vers
un autre récit, Prosper, qui est proposé à notre lecture à la suite des Naufragés
du Batavia.
Prosper, c’est le nom
d’un des derniers thoniers à voile de Bretagne, à bord duquel s’embarqua, en
1958, pour une campagne de quelques semaines, le jeune Pierre Ryckmans, avant
de partir pour Taïwan, où commença pour de bon le parcours qui allait lui faire
prendre le pseudonyme de Simon Leys. C’est la peinture d’une vie simple et
rude, bientôt condamnée à disparaître. Comme dans tous les récits bien écrits
et résultant d’une observation juste, l’idylle en est absente aussi bien que le
naturalisme. Le lecteur côtoie un petit équipage aussi discipliné que haut en
couleurs, soudé par une camaraderie fraternelle, sous l’autorité bienveillante
d’un patron qui connaît son métier. Loin, très loin, des délires d’un
subrécargue assistant hérétique et sanguinaire.
[i] Dont des langoustes :
sort enviable pour des naufragés.
[ii] Qui avaient bien dû
mettre leurs querelles sous le boisseau, le temps d’atteindre Java. Mais une
fois arrivé à bon port, Pelsaert prit soin de faire mettre Jacobsz aux fers.
[iii] Personnellement,
j’ajouterais à cette catégorie celle des gens qui tiennent à bâtir un paradis
terrestre…
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