samedi 21 janvier 2023

Ne mélanchons pas tout !

 Il ne sera pas fait ici de savantes considérations quant à l’éventuelle pertinence du projet de réforme des retraites qui fait tant parler de lui en ce moment. Contentons-nous à ce sujet de penser à ceux qui ont des métiers pénibles, ainsi qu’à ceux qui s’ennuient dans un bureau avec parfois de hautes qualifications, et qui risquent de mariner dans la morosité jusqu’à 70 ans…

Donc, grèves et manifestations sont de retour, ce qui est le droit de ceux qui y participent. Cependant, pourquoi certains, à gauche, se repaissent-ils d’une imagerie douteuse en particulier un 21 janvier[i] ? Il serait bon que l’on ne ressortît pas des effigies de Louis XVI pour en faire un usage insultant. Quoi de commun entre un roi, certes imparfait, mais digne et courageux au moment d’être assassiné par les quelques fanatiques qui s’étaient emparés du pays, et un président de rencontre mêlant mépris et lyrisme dans ses discours de top manager de la start-up nation ? Il faut être militant LFI pour faire de tels amalgames.

Alors, de grâce, militez autant que vous voulez pour la justice sociale, ce qui a sa noblesse, mais laissez Louis XVI en paix.


[i] Voir ici par exemple.

lundi 2 janvier 2023

« Le Président se tait » (Pauline Dreyfus)

 Pourquoi ne pas continuer – après un long silence de ma part – de célébrer les candidats au grand prix du roman de l’Académie française – même les candidats malheureux, comme Le Président se tait, de Pauline Dreyfus ? Il est impossible, avec un pareil titre, de ne pas penser à Tais-toi, roman tardif de Paul Morand, écrivain dont l’univers est familier à Paulin Dreyfus, comme on le sait[i]. On pourrait s’attendre dans ces conditions à quelque lourd et sombre secret, ou encore à un mutisme ironique ou facétieux d’un « président » quelque part entre 1930 et un trouble après-guerre. Il n’en est rien : nous sommes à l’automne 1979, le président se nomme Valéry Giscard d’Estaing et, s’il se tait, c’est à propos de la fâcheuse affaire des « diamants de Bokassa », qui fit quelque bruit à l’époque.

Puisque le président se tait, c’est l’occasion pour quelques personnages de nous livrer à son sujet ou au leur leurs sentiments : une immigrée portugaise toujours respectueuse des autorités et sûre de la bonne foi de chacun, un châtelain au patrimoine ruineux, des dissidents passés à l’Ouest, une journaliste, une maîtresse de maison désireuse jusqu’à l’inquiétude d’inviter qui compte, et même une petite fille nommée Pauline.

L’époque, déjà lointaine, ne l’est pas pour tous. Aussi Pauline Dreyfus a-t-elle eu la prudence de ne pas nous encombrer de trop de ces détails qui alourdissent le roman « en costumes » : quelques touches suffiront, comme le fait qu’on fume un peu partout et que la petite fille possède Le petit manuel de l’agent secret, trait d’époque pour initiés[ii]. Grâces soient donc rendues à Pauline Dreyfus de nous avoir évité quelque passage de couleur local, qui pourrait donner ceci :

Claquant la porte de sa CX Pallas, il mit le contact et alluma l’autoradio, duquel se déversèrent aussitôt les accents de Ashes to Ashes, de David Bowie. À peine avait-il démarré sur les chapeaux de roues qu’il dût freiner violemment, car une Simca Horizon cala devant lui. Il se rappellerait longtemps ensuite, on ne sait pourquoi, la peluche qui pendait au rétroviseur intérieur de la Simca : « Kiki, le kiki de tous les kikis », grinçait-il toujours à ce souvenir…

Ouf, merci encore !

Ce Petit manuel de l’agent secret que lit notre petite fille donne à penser que ce n’est pas l’âge qui fait l’innocence, mais peut-être une vocation portée par le nom : l’innocente, au sens noble comme au sens méprisant du terme (du moins selon le monde, c’est-à-dire son entourage direct), c’est Infancia, l’immigrée portugaise qui ne pense jamais à mal. Il y a quelque chose de rafraîchissant dans ce personnage.

Il m’est arrivé de m’interroger quant à l’usage systématique du présent dans les romans de Pauline Dreyfus[iii] et au succès varié de cette contrainte qu’elle semblait s’imposer. Rien de cela ici, et c’est tant mieux ! Pauline Dreyfus s’est donc libérée ? Pas si vite ! Une nouvelle contrainte apparaît, et elle est redoutable pour le lecteur, qui ne sait où interrompre sa lecture : la dernière phrase de chaque chapitre s’interrompt pour reprendre à l’ouverture su suivant, lequel nous est conté d’un point de vue différent. Ce genre d’enjambement crée comme un passage de relais entre les personnages, ce qui donne aux transitions une certaine fluidité, et à l’ensemble une cohérence qui n’eût pas été évidente sinon. Et qu’importe si le lecteur ne sait où s’arrêter, qu’il continue, il ne le regrettera pas !

Observons enfin un détail historique : le petit garçon que j’étais en 1979 se souvient fort mal de cette fameuse affaire de diamants, tandis qu’il se rappelle bien mieux la mort de Robert Boulin, laquelle surviendra quelques jours après les événements évoqués dans Le Président se tait, et dont on parle fort peu de nos jours. Et le petit garçon d’alors de se demander si, avec ces personnages s’agitant et bavardant à un rythme soutenu autour de cette histoire somme toute anecdotique de diamants, Pauline Dreyfus n’a pas réalisé le rêve de Flaubert : écrire un roman sur rien. Si c’est le cas, c’est fort réussi. Sinon, reconnaissons qu’il est plus drôle de considérer avec ironie cette agitation que la mort d’un ministre.

(À propos de Flaubert, comment ne pas songer au pastiche qu’en fit Proust, bien avant de compter Paul Morand parmi ses fréquentations, pastiche dont le prétexte tourne autour d’une affaire de faux diamants…)



[i] Voir ici.

[ii] Facile pour votre serviteur, dont la sœur possédait un exemplaire de ce livre.

[iii] Une vieille affaire ! Voir ici.

dimanche 16 octobre 2022

« Ceux qui restent » (Jean Michelin)

Il est toujours intéressant de voir mûrir un écrivain. En 2017 paraissait Jonquille, où Jean Michelin peignait la vie d’une compagnie envoyée en 2012 en Afghanistan sous son commandement. Peindre n’est pas un mot choisi au hasard, tant la part belle était laissée aux portraits de ceux dont il avait la charge – de l’officier adjoint au jeune engagé – ou de quelques-uns de ses pairs ou supérieurs, sans oublier quelques Afghans, chefs locaux ou interprètes. Nous pouvions voir vivre des soldats en des lieux qui seraient autrement inaccessibles aux pauvres pékins que nous sommes (même à ceux qui, comme votre serviteur, ont connu « en amateurs » les joies et les mélancolies de la vie de garnison, qui est tout autre chose). Et, ces lieux étant un théâtre d’opérations, la vie de ces soldats est faite aussi bien de drames que de farces.

Voilà donc un beau récit, bien écrit, où les personnages sont bien campés… Jean Michelin devrait s’essayer au roman, pouvions-nous nous dire. Voilà qui est fait, avec Ceux qui restent, paru pour cette rentrée littéraire (dure expression pour les écrivains, qu’éditeurs et journalistes semblent ainsi considérer comme des écoliers priés de rendre leurs copies lorsque sonne la cloche…). Nous sommes ici embarqués avec quatre hommes qui n’ont – semble-t-il – rien en commun si ce n’est appartenir ou avoir appartenu au même régiment et partir à la recherche d’un cinquième, disparu sans laisser de traces. Nous les suivons dans une quête qui peut paraître vaine, tant les indices sont minces et tant ils découvriront que leur frère d’armes leur était en grande partie inconnu.

Cette quête nous fait voyager entre ici (la vie quotidienne, en garnison ou en permission, au contact du monde extérieur), là-bas (tel ou tel théâtre d’opération) et ailleurs (peut-être là où l’on risque de se retrouver si quelque chose cloche entre ici et là-bas). Ou plutôt : la quête mènera nos quatre hommes d’ici à ailleurs pour retrouver leur frère d’armes – ou tenter de le retrouver – passé de là-bas à ailleurs.

Voilà que je viens d’user abondamment de la locution frère d’armes. Elle peut paraître pompeuse, sentir la carte postale patriotarde ou encore je ne sais quel romantisme noir, mais il n’en est rien. C’est une notion fort intéressante : on aura beau comprendre que l’on connaissait mal un homme, que l’on avait en somme peu d’affinités avec lui, on se sentira toujours son obligé, jusqu’à composer un petit groupe soudé par le même sentiment – le même devoir – malgré d’évidentes différences qui pourraient paraître rédhibitoires[i]. Après tout, dans frère d’armes, il y a frère : c’est un lien qui que l’on ne choisit pas, qui est tissé là-bas, en des lieux où il est question de choses essentielles – la vie, la mort… – qu’il ne faut ici qu’effleurer de peur de sombrer dans une grandiloquence qui serait insultante pour des soldats.

Entre ici, là-bas et ailleurs, le ton varie. Si là-bas est rendu d’une manière qui peut parfois faire penser aux passages les plus dramatiques de Jonquille, ici peut paraître un peu poussif par moments, les dialogues manquant parfois de relief ou semblant un peu forcés ; allez savoir, les militaires ne sont pas toujours hâbleurs, et quatre gaziers rassemblés par un lien somme toute ténu quoiqu’essentiel peuvent s’exprimer de manière parfois maladroite. Ne leur en tenons pas trop rigueur, pas plus qu’à l’auteur. Quant à ailleurs, c’est le lieu qui porte le plus à la description, un paysage propice à quelque poésie hantée, souple et dangereux, où « Diego, impassible, fit gracieusement pivoter la pirogue »…

Quant à « ceux qui restent », mais qui sont-ils donc ? Ceux qui restent ici, qui sont restés là-bas, voire ailleurs, ou encore ceux qui restent après que là-bas et ailleurs ont prélevé leur tribut ? Les acceptions de rester sont assez nombreuses pour ne pas choisir, et c’est bien ainsi.

Libérée de fantômes militaires (par ailleurs admirables), la prose de Jean Michelin pourra sans doute gagner encore en aisance. Nous assisterons alors à une étape ultérieure dans le murissement d’un écrivain. Et cela pourra être passionnant. À ce titre, le grand prix du roman de l’Académie française serait un encouragement fort mérité[ii].


[i] Nos quatre enquêteurs – ou quêteurs ? – étant un ancien adjudant, un sergent-chef, un jeune sergent et un jeune lieutenant, tous issus de milieux fort variés, et le cinquième étant un de ces vieux caporaux-chefs pas si bêtes que l’on a toujours croisés dans l’armée française.

[ii] La liste s’est réduite, et Jean Michelin y figure toujours, ce dont il faut se réjouir (contrairement à Pauline Dreyfus, ce que votre serviteur déplore).

samedi 1 octobre 2022

Les époques n’en finissent pas de finir

 On est toujours étonné en apprenant le décès d’un prince, d’un artiste ou encore d’un politicien à un âge très avancé. Cela va de l’effarement en apprenant son âge – effarement qui peut être un indice de ce que nous ne sommes plus très jeunes nous-mêmes – à l’étrange surprise d’apprendre (pour peu qu’elle ne se soit guère fait remarquer récemment) que la personnalité concernée était encore en vie, en passant par la déception de découvrir que le défunt n’était pas immortel. Dans ce dernier cas, il s’en trouve toujours pour énoncer d’un ton solennel que c’est la fin d’une époque. Et les époques, comme chacun sait, n’en finissent pas de finir.

La disparition récente de la reine Elizabeth d’Angleterre à l’âge de 96 ans et celle de Jean-Luc Godard à l’âge de 91 ans ont ainsi pu faire naître chez nous un mélange de ces impressions.

Dans le cas de Jean-Luc Godard, la perplexité règne. Selon une théorie du complot que je viens d’inventer, Godard serait en fait mort en 1967, assassiné par des maos rendus furieux par La Chinoise, dont ils avaient compris, dans un rare accès de lucidité, que c’était une satire qui les ridiculisait avec une rare acuité ; il aurait été ensuite remplacé par un sosie qui se trouvait être son homonyme et se prenait pour Jean-Luc Godard ; cela expliquerait le caractère abscons et militant de ses films ultérieurs. Restent quelques-uns de ses premiers films (les vrais, donc), comme À bout de souffle, Le Petit soldat ou encore Bande à part, où semblent se manifester une sécheresse, une rapidité, un goût pour l’aphorisme, le commentaire de l’œuvre sur elle-même et la parenthèse qui n’eussent peut-être pas déplu à Roger Nimier[i], lequel avait asséné quelques années auparavant : « De quoi souffre le cinéma ? De bêtise »[ii]. Ajoutons pour compléter cette liste Une femme est une femme, Pierrot le fou et Alphaville.

En ce qui concerne Elizabeth II, tout aura été dit par d’autres que moi à son sujet. Même qu’elle aura eu l’humour – ou la pardonnable coquetterie – d’attendre d’avoir pu ajouter Mme Truss à sa collection – pourtant déjà riche – de premiers ministres avant de quitter ce monde. À propos de Mme Truss, observons la présence dans son gouvernement de l’intéressant Jacob Rees-Mogg. Si M. Boris Johnson semble parfois sortir des pages d’un roman de jeunesse d’Evelyn Waugh[iii], M. Rees-Mogg paraît s’être échappé d’un roman de P.G. Wodehouse : sa silhouette guindée, d’une vêture élégante et surannée, ses propos lunaires et oubliables ne manquent pas de faire sourire ; en quelque sorte une caricature d’Anglais Upper class, délicieusement anachronique et invraisemblable, comme nous les aimons un peu facilement sur le continent, en nous exclamant so British, sans trop savoir ce que cela peut signifier.

À propos d’immortalité, on relève parmi les titres sélectionnés pour le grand prix du roman de l’Académie française, Ceux qui restent, de Jean Michelin et Le Président se tait, de Pauline Dreyfus. Excellente nouvelle pour deux romans fort recommandables. Il faudra que j’en dise quelque chose une autre fois.



[i] Occasion de saluer l’écrivain, mort trop jeune, lui, il y a 60 ans et quelques jours.

[ii] Dans un article du Nouveau Femina de mai 1954 et reproduit dans le recueil (posthume) Variétés, paru en 1999.

[iii] Voir ici une explication par votre serviteur. C’est d’ailleurs le scandale soulevé par ses fêtes en temps de confinement qui aura fini par provoquer l’éviction de M. Johnson. En Finlande, cet été, d’aucuns ont fait le même genre de reproches à Mme Sanna Marin, avec moins de succès. Il est vrai que Mme Marin est jeune, progressiste et plus jolie que M. Johnson (sur ce dernier point, la presse progressiste refusera probablement tout aveu, de peur de paraître sexiste). En d’autres temps, Albert Edelfeldt eût peut-être aimé faire son portrait.

jeudi 8 septembre 2022

Jean-Jacques Sempé

 Les nécrologies parues dans la presse au sujet de Jean-Jacques Sempé, récemment disparu, n’ont-elles pas déjà tout dit ? Je n’y ajouterai donc pas grand ’chose : commenter à l’excès l’œuvre d’un dessinateur humoristique risque d’éventer tout ce qui nous fait rire ou sourire dans ses dessins ; et le snobisme que je pourrais manifester ferait de moi un personnage de Sempé. Faut-il chercher la saveur de certains de ses dessins – les plus littéraires ou les plus bavards, selon les points de vue – dans l’étonnement d’un autodidacte devant le verbiage des intellectuels et des snobs au milieu desquels il aurait été jeté ? Je me garderai de répondre à une telle question, sans compter que Sempé sut aussi faire des dessins se suffisant à eux-mêmes, sans légende, comme on l’imprimait autrefois dans les journaux.

Je me rappelle avoir cité il y a quelques années un long passage de L’Ascension sociale de M. Lambert, à propos de « numérologie » : quel plaisir dans l’énumération un peu désordonnée des millésimes, qu’il s’agisse de football, de politique ou de jazz, les références variant selon que les propos de table sont tenus chez Picard ou à la Bistrothèque ! Savourons donc ce :

« 56, c’était la grande époque de Duke Ellington. Parfaitement ! Quand vous aviez au centre Johnny Hodges, à droite Paul Gonzalves et à gauche Harry Carney, on…

-          Mais non ! Vous ne pouvez pas comparer le Duke de 42 avec le Duke de 56 !...

-          Avec à l’arrière Cootie Williams et Cat Anderson ? Ça ne chauffait pas ?...

-          Si, mais pas comme en 42 !

-          Ou 36. »

Observons qu’on revient toujours à 36 dans L’Ascension sociale de M. Lambert, qu’il s’agisse de football, de politique ou de jazz. En précisant qui est à droite, à gauche, à l’arrière…

(D’ailleurs, soit dit en passant, pour ce qui est de Duke Ellington, il faut revenir à 36, quand vous aviez, outre Johnny Hodges et Harry Carney, Barney Bigard et Rex Stewart… Mais je m’égare.)

Pour finir ce bancal hommage à Sempé, une anecdote : à une terrasse parisienne, il y a douze ou quinze ans, je déjeunai à une table voisine de la sienne. Alors qu’il s’était éclipsé à l’intérieur, son chien ne trouva rien de mieux à faire que d’entreprendre l’ascension de mes genoux. Pas de frayeur de ma part (ce qui est rare avec les chiens ; mais un Jack Russell aura toujours quelque chose d’attachant), et sa femme me présenta des excuses que j’acceptai bien volontiers…

Je me demande si cette anecdote et ma digression – vite interrompue pour vous ménager – sur Duke Ellington, signes de ma pédanterie et de mon snobisme, ne constituent pas des preuves, à défaut d’une démonstration, de ce que je risque fort d’être un personnage de Sempé. Et vous, lequel êtes-vous ?

 

Dernière minute : on annonce le décès de la reine d’Angleterre. Décidément, rien n’est éternel en ce bas monde.

dimanche 14 août 2022

Une affaire de tact

Il y a environ deux mois me fut donné le bonheur d’aller écouter le Requiem de Mozart (ou faut-il dire – au moins – de Mozart et Süßmayr ?), chanté et joué par un chœur et un orchestre composés en bonne partie d’amateurs. Ce Requiem, j’avais prévu d’aller l’écouter en mars 2020, dans la même église de la proche banlieue parisienne. Mais les circonstances en avaient voulu autrement, compte tenu du mortel virus que l’on sait (mortel, à bien des acceptions du terme). La joie de retrouver ce chœur, cet orchestre, cette église – et même le chemin pour m’y rendre –, je ne dus pas être le seul à l’éprouver. Ajoutons à cela une exécution magnifique autant que mes pauvres oreilles pussent en juger, et l’émotion était complète. Lorsque tout fut accompli, les applaudissements furent nourris, pour ne pas dire gavés : dans le public, certains se levèrent, crièrent des bravos, et l’on entendit même des sifflets. À n’en point douter, ces derniers manifestaient plus un plaisir ineffable que quelque désapprobation que ce fût.

(Peut-être faudrait-il, à ce propos, écrire un jour – si ce n’est déjà fait – une histoire des sifflets et du sens à leur accorder, histoire que bien entendu ne devrait pas faire abstraction de la géographie ni de la sociologie.)

Et c’est alors que je ressentis comme une gêne.

Nous étions, je le rappelle, dans une église. Le lieu, avouons-le, semble peu propice à des bravos ou à des sifflets. N’en déplaise à nos frères tradis, même les plus exaltées des célébrations du genre charismatique ne donnent guère lieu à ce genre de manifestation. « Ne soyez pas vieux jeu, décoincez-vous, voyons », m’objecteront les enthousiastes et les indulgents. « Nous étions, certes, dans une église, mais nous n’étions pas à la messe, nous écoutions de la musique, fort belle d’ailleurs ».

Soit, nous n’étions pas à proprement parler à la messe, et la musique que nous venions d’entendre était fort belle. Mais voilà : un Requiem, c’est bien le canon d’une messe d’obsèques. Cela exige une écoute attentive, grave, recueillie. Celui de Mozart répondait d’ailleurs à une commande bien précise : il était fait pour enterrer quelqu’un. Ce n’était pas quelque chose comme : « tiens, si je m’essayais à ce genre ? On verrait bien ce que je pourrais en faire »… Laissons cela à un Verdi avec un Dies irae à grand spectacle ou à Saint-Saëns dans la façon col Claudine. À bien écouter ce Requiem de Mozart, aucun spectacle là-dedans, pas d’enflure ni de mignardise, mais bien de la foi – mêlée sans doute de crainte – malgré les errements spirituels que l’on prête au compositeur et dont se vantent encore bruyamment les francs-maçons. En sortant d’avoir écouté ce Requiem-là, il conviendrait plutôt de murmurer un « merci » en hochant la tête.

Mais la faute est-elle seulement celle du public ? Ne serions-nous pas à une époque où la plus grande crainte serait – plutôt que celle de l’Enfer, par exemple – de ne pas apprécier les accents avec lesquels cette crainte est exprimée ? Ou encore celle de ne pas être en surplomb, de se laisser prendre aux émotions et à la foi réellement exprimées ? L’éducation de ce public reste à faire, en lui rappelant la fonction d’une œuvre comme ce Requiem, magnifiquement remplie.

La sécularisation de notre monde est sans doute une des causes de ce que j’avais pu prendre pour un manque de tact. Elle conduit à délaisser dans toute œuvre d’art à caractère religieux, la fonction ou le sens au profit de la beauté (au mieux), voire du plaisir de se voir en train d’apprécier – peut-être – cette beauté. On conseillera aux gens de notre époque la lecture de La mort des cathédrales de Marcel Proust. Lequel, s’il n’est guère réputé pour un catholicisme fervent, avait oublié d’être sot[i].



[i] J’envisageais pour appuyer mon propos de vous partager une citation de ce texte de Proust. Mais cela serait vain : il se tient d’une pièce, il faudrait le citer en entier.

jeudi 28 avril 2022

« Le Mage du Kremlin » (Giuliano da Empoli)

 Depuis qu’il a surgi comme du néant voici une bonne vingtaine d’années, Vladimir Vladimirovitch Poutine fait l’objet, en Europe et en Amérique notamment, de divers sentiments qui semblent résulter plus de préjugés ou de fantasmes que d’une réflexion informée. Cela va de la détestation a priori à la fascination[i], en passant par la méfiance et la prudence… La perplexité qu’il peut inspirer s’est bien entendu teintée d’horreur ces deux derniers mois, depuis que l’intéressé s’est lancé dans sa sanglante et désastreuse guerre en Ukraine. Quoi que nous ayons pensé de lui jusqu’alors, force est de reconnaître que nous étions dans le brouillard, pour ne pas dire dans l’erreur. Et de nous en repentir.

Un roman récemment paru chez Gallimard, Le Mage du Kremlin (de Giuliano da Empoli), peut nous donner d’intéressantes clefs quant au personnage qu’est Poutine. Certes, tout est à prendre avec précaution, car il s’agit d’un roman où le narrateur recueille le témoignage d’un certain Vadim Baranov[ii], ancien bohème devenu producteur de télévision puis conseiller de Poutine, poste qu’il finira par quitter pour vivre reclus dans une demeure cossue en rase campagne (on n’est jamais assez prudent). Ce Baranov est déjà un personnage intéressant : fils d’un haut fonctionnaire soviétique et petit-fils d’un gentilhomme peu suspect de sympathies communistes, il passera lui-même par tous les états et tous les milieux possibles dans la Russie d’après 1991. Une synthèse, comme celle que voudrait bâtir Poutine, ou comme celle qu’il voudrait paraître – ou croire – bâtir ?

Le récit de Baranov constitue une certaine traversée de l’histoire russe de ces trente dernières années, pivotant autour d’une question que certains durent se poser dans les derniers moments de Boris Eltsine : comment donner des airs respectables au casino[iii] géant qui avait poussé sur les décombres d’un empire totalitaire ? En installant à sa tête un terne tchékiste qui aurait les apparences d’un homme d’ordre et d’autorité, et qui n’oublierait pas d’être reconnaissant envers ses créateurs. On connaît la suite : comme toujours, la créature a échappé à ses créateurs, ce dont les créateurs se sont mordu les doigts, parfois jusqu’au sang, ce qui ne fut pas pour déplaire à tout le bon peuple.

La créature, Poutine, donc, aura désormais loisir de faire de la Russie le spectacle qui lui conviendra. À qui est destiné ce spectacle, au monde, au peuple russe ou à son auteur, on ne saurait trop dire. Aux trois, peut-être ? À quelle fin ? Peut-être celle d’être redouté à l’étranger ou craint et adulé en Russie, mais aussi celle de se voir en héros national, synthèse de tout ce qu’il imagine représenter la grandeur de la Russie[iv]. En quelque sorte, Poutine ne fut jamais le pantin des oligarques[v], mais de lui-même.

Dès lors, comment s’étonner de ce que Poutine s’en aille dévaster l’Ukraine froidement, sans considération pour la vie des civils ukrainiens ni pour celle de ses soldats, sans même peut-être se soucier de l’issue réelle de cette macabre campagne ? L’important ne serait-il pas pour lui l’idée ou l’impression qu’il s’en fait, celle d’écrire dans l’histoire du monde, au nom de la Russie, des pages tragiques ? Si c’est le cas, c’est à la fois comique et effrayant.

Si l’on est reconnaissant à Giulio da Empoli d’avoir pu inspirer ces quelques réflexions, un reproche sera cependant fait au narrateur de son Mage du Kremlin, après avoir lu ceci :

« J’avais délaissé Zamiatine pour un récit de Nabokov, mais il m’endormait doucement, comme d’habitude : le pensionnaire du Montreux Palace a toujours été un peu trop raffiné à mon goût. »

Outre qu’en matière de Vladimir Vladimirovitch la compagnie de Nabokov est infiniment préférable à celle de Poutine, on conseillera à ce narrateur la lecture de Brisure à senestre ou de L’Extermination des tyrans. Cela devrait l’intéresser. Et, s’il sait se libérer de sa peur des raffinements excessifs, celle de Feu pâle



[i] Parfois chez des nationalistes, ici ou ailleurs. Curieuse manie, chez ces gens, que celle de se chercher de modèles, voire des maîtres, à l’étranger.

[ii] Personnage fictif inspiré, apparemment, du nommé Vladislav Sourkov.

[iii] Pour rester poli.

[iv] Cette synthèse – voulue, jouée ou rêvée par Poutine – n’est pas sans rappeler quelques aspects d’un nommé Buonaparte, lequel aurait, dit-on, encore quelques admirateurs de nos jours.

[v] Ce qu’ils découvrirent à leurs dépens.

dimanche 6 février 2022

Emmerdements

 Il n’est pas illégitime de s’interroger ce qui pousse les responsables politiques, dans divers pays, à briguer tel ou tel poste. La vanité, l’ambition, l’orgueil ? Certes, cela y est pour beaucoup. Certains se justifieront en invoquant une vocation. Pourquoi pas ? D’autres le désir servir leur pays. Fort bien ! D’autres encore celui de faire triompher leurs idées. On veut bien.

M. Macron, depuis cinq ans, fait l’objet à peu près en permanence de ce genre d’interrogation. De nombreuses hypothèses ont été émises à son sujet, dont les plus originales portent sur le courant d’idées dans lequel il s’inscrirait – au-delà du superficiel en même temps, peut-on dire. Dans ce domaine, un essai de Frédéric Rouvillois, Liquidation, paru il y a environ un an et demi, est assez intéressant.

Restent, chez M. Macron, de curieux éléments de psychologie. Curieux, pour ne pas dire inquiétants. On n’aura pas oublié sa sortie d’il y a un mois environ sur ceux qui refusent de se faire vacciner contre le virus qui nous ennuie depuis deux ans : M ; Macron a « très envie de les emmerder », comme chacun sait. Nous passerons sur ce que cette déclaration a d’offensant, sur le désir qu’elle semble révéler de désigner comme coupables de tous les maux une minorité de récalcitrants, ou sur la manière d’alimenter les délires complotistes que représentent de tels propos[i]… tout cela a déjà été dit ailleurs, mieux que je ne saurais le faire (sans compter que je n’avais qu’à me manifester plus tôt !).

Ce qui devrait nous inquiéter, c’est ce « j’ai très envie ». Après tout, que M. Macron ait « très envie » de ceci ou de cela, peu me chaut tant qu’il le garde pour lui et se garde de céder à ses envies. Mais s’il le déclare à des journalistes, cela a comme un accent menaçant[ii]. Et rappelle quelque peu Zazie dans le métro aux lecteurs de Queneau, où Zazie déclare vouloir devenir institutrice « pour faire chier les mômes ». La littérature nous donnerait ainsi des indices peu encourageants sur la maturité de M. Macron.

On peut aussi se contenter de penser que ce n’est qu’un écart de langage de plus de sa part, et hausser les épaules. Je ne sais pourquoi je songe tout à coup au jour où il a qualifié M. Boris Johnson, premier ministre britannique, de « clown ». Il est vrai qu’en la matière les méchantes langues diront qu’il est connaisseur, voire expert. Il n’est besoin que de voir de quels ministres il est capable de s’entourer, préciseront ces méchantes langues.

Car oui, ce sont de méchantes langues : comment par exemple ne pas éprouver un sentiment bienveillant envers notre premier ministre, M. Castex ? Ses mines perplexes, son air perpétuel de se demander ce qu’il fait là, voilà qui est touchant et devrait nous attendrir. Puisque les références littéraires devraient nous éclairer, comment ne pas penser au président Melba dans Perfide, de Roger Nimier ? Curieuse époque que la nôtre, où le personnel politique français semble nous ramener couvent à cette roborative farce. C’est drôle, mais ce n’est pas rassurant.

À propos de M. Johnson, dont il était question plus haut, cet homme semble traverser une mauvaise passe. La presse britannique s’en donne à cœur joie, à propos de fêtes qui eurent lieu au 10 Downing Street en plein confinement. Si de telles fêtes sont de fait moralement répréhensibles et d’un effet déplorable par le manque d’exemplarité qu’elles révèlent, il semble manquer quelque chose aux diatribes contre M. Johnson. Non pas quant à leur effet éventuel, beaucoup sommant l’intéressé de démissionner, mais quant au personnage qu’est Boris Johnson.

Certains n’ignorent pas qu’il fut à Oxford membre du Bullingdon Club, institution dont les familiers de l’œuvre d’Evelyn Waugh peuvent se faire une idée[iii]. Evelyn Waugh ? Voilà une piste intéressante. M. Johnson n’a-t-il pas quelques traits de ces bright young things dont le non moins brillant Waugh dépeignit quelques frasques dans Ces Corps vils ? Pour preuve ce personnage qui, apprenant l’existence de l’Independent Labour Party, regrette de ne pas y avoir été invité ; et aussi une fête improvisée… au 10 Downing Street. Dans ces conditions, allez savoir si M. Johnson – ou l’un ou l’autre de ses collaborateurs – n’aura pas commis une fâcheuse erreur quant à l’acception, en anglais dans le texte, du mot party. La littérature, décidément, nous éclaire d’une manière aussi drôle qu’effrayante[iv].



[i] Nous ne dirons rien des propos absurdes et indécents de M. Estrosi ou de M. Hirsch au même sujet. Les courtisans ne sont souvent que de pâles imitateurs.

[ii] Voulu, c’est du cynisme, involontaire, c’est un manque de maîtrise de soi.

[iii] Dans Grandeur et décadence (sous le nom de Bollinger Club) et dans Retour à Brideshead.

[iv] Ne nous plaignons pas : le rire et la littérature ne sont pas là pour nous rassurer.

vendredi 21 janvier 2022

Un peu de sérieux, voyons !

 Le 21 janvier 1793, date funeste dans l’histoire de France, donne chaque année lieu à diverses commémorations. Nous ne dirons rien, ou presque, de la tradition, peut-être encore chère à quelques ventres républicains, qui consiste à manger de la tête de veau tous les 21 janvier, sinon que Flaubert fait dire à un personnage de L’Éducation sentimentale que c’est une preuve de ce que « la bêtise est féconde ». Voilà qui qualifie fort bien, depuis plus d’un siècle et demi, la gastronomie républicaine.

Considérons plutôt quelques traditions plus recommandables : des messes sont célébrées en mémoire de Louis XVI, des royalistes se fleurdelysent plus ou moins discrètement, et votre serviteur se fend ici d’un billet. Il arrive à la grosse presse de s’y intéresser. Elle rend en général compte de ces commémorations d’un œil condescendant : tout ce pittoresque tellement vieille France est pour nos amis les journalistes un genre de folklore plus ridicule qu’inquiétant. Somme toute, quiconque aujourd’hui sentirait un pincement de cœur en pensant à ce roi assassiné ou trouverait quelque attrait à l’idée de restaurer la monarchie en France, passerait plus, à leurs yeux, pour un doux dingue ou un diplodocus inoffensif que pour un hargneux réactionnaire. Un roi en France ? Un peu de sérieux, voyons ! Ces royalistes sont d’ailleurs incapables de se mettre d’accord sur l’identité de l’héritier légitime du trône.

S’il y a du vrai dans ce dernier argument, qu’il me soit permis de renvoyer nos amis républicains au spectacle que constitue désormais tous les cinq ans[i] la campagne pour l’élection présidentielle. Pour ma part, je ne vois pas un, je dis bien pas un, prétendant qui soit à la hauteur de la charge[ii]. Faut-il donc considérer l’élection présidentielle comme un folklore plus ridicule qu’inquiétant ? Non, certes : ce folklore est aussi ridicule qu’inquiétant.

La monarchie héréditaire – dotée d’un certain pouvoir – ne serait-elle pas en somme quelque chose de plus sérieux ? Je ne dis pas que c’est possible immédiatement, mais cela mérite qu’on y réfléchisse.



[i] Que d’éventuels jeunes lecteurs me pardonnent : j’ai connu l’époque des septennats !

[ii] Que d’éventuels vieux lecteurs me pardonnent : le général de Gaulle démissionna trois ans et des poussières avant ma naissance.

lundi 3 janvier 2022

J’ai feuilleté pour vous…

 Chevreuse (Patrick Modiano)

Quelques lieux, objets, photographies, bribes de phrases, noms ou visages font faire à Jean Bosmans des bonds en arrière ou en avant dans le temps. Il en fera un roman, mais les souvenirs sont une brume où il voyagera toujours. Comme Patrick Modiano qui, fidèle à son habitude, évoque une petite galerie de personnages tour à tour fascinants, louches, dangereux ou pitoyables, voire simplement ridicules. Leurs noms, comme toujours, ont quelque chose de familier et exotique à la fois. Un Modiano de plus, toujours le même roman, quoi qu’en disent les inconditionnels ou les snobs, pas déplaisant à lire mais quasiment impossible à distinguer du précédent : à quoi bon, se demandera le lecteur en tournant les premières pages de Chevreuse. Il aura tort : s’il continue, il découvrira que, peu à peu, le brouillard s’ordonne pour faire entrevoir le début d’une intrigue.

Bosmans devient écrivain pourrait être un autre titre pour Chevreuse. En tout cas, Modiano le redevient complètement, et c’est une bonne nouvelle que ce roman.

Châteaux de sable (Louis-Henri de la Rochefoucauld)

On ne devrait pas trop boire en sortant d’un mariage. Ou, au contraire, devrait-on ? Un certain Louis-Henri de la Rochefoucauld, héros et narrateur du dernier roman de Louis-Henri de la Rochefoucauld, en fait l’expérience. Il atterrira, assoiffé par un excès de boisson, dans un bar clandestin tenu et fréquenté par des royalistes un rien dérangés, où il fera la connaissance d’un nommé Robinson, qui n’est autre que Louis XVI.

Ce dernier s’avère d’une compagnie agréable, bien plus fin (intellectuellement, du moins, que la réputation qui lui a été faite), malgré quelques excentricités. Outre Louis XVI, notre narrateur aura l’honneur et la joie de rencontrer une Marie-Antoinette au naturel, grisonnante et sobrement vêtue, embellie et ennoblie par les épreuves, loin du kitsch chocolatier dont elle semble devenue à son corps défendant l’enseigne, ce dont elle sourit amèrement : « vous savez qu’on se sert de moi pour faire le marketing des macarons ? »

Quoi de mieux, en somme, que cette rencontre fort improbable – ivresse, folie douce, songe éveillé, réalité ou tout simplement roman – pour un homme qui se sent déplacé dans un monde peu fait pour de doux rêveurs issus de vieilles familles françaises ?

Il flotte dans Châteaux de sable comme un parfum légèrement blondinien, où l’ironie et l’humour tempèrent la mélancolie et l’anxiété. Ce n’est pas une surprise, ce parfum étant déjà présent, quoique moins bien dosé, en 2017 dans Le Club des vieux garçons. Et la fantaisie de ces Châteaux de sable n’est pas exempte de gravité, voire de profondeur, en espérant que ces compliments n’offenseront pas l’auteur.

Correspondance, III, 1964-1968 (Paul Morand, Jacques Chardonne)

Il arrive aux noms de Modiano et de La Rochefoucauld d’apparaître dans ces pages : le même Modiano, d’autres la Rochefoucauld.

Peu de choses à dire de plus sur cet ultime volume de la correspondance des deux vieux chats que sur le précédent (1961-1963), paru il y a plus de six ans. Chardonne, sentant la mort venir, semble encore plus tao par moments, ses « ce n’est rien » étant agrémentés d’aveux d’admiration pour la civilisation chinoise. Morand excelle encore ici et là dans l’image originale ou la description-éclair : « Nous vivons ici dans un négatif de photographie : au lieu de la masse claire du lac et d’une place plus sombre, j’ai un lac et un ciel d’ardoise noire, et un sol éclatant de blancheur », écrit-il de Vevey le 29 décembre 1964.

La fin de cette correspondance, ce sera la mort de Chardonne, fin mai 1968. Morand, apprenant cette mort, écrira le 30 mai 1968 lettre qui ne partira évidemment pas, finissant par : « Je ferme ici une correspondance d’une quinzaine d’années, une boule de laine dans la gorge. » Curieusement, cette lettre est suivie d’un post-scriptum reconnaissant apparemment quelques mérites à de Gaulle. Tout arrive… Le vieil homme entrera ensuite dans le long hiver, pour paraphraser Blondin, et ce sera le Journal inutile qui commencera le surlendemain.

Reste, entre des souvenirs dur Proust (et quelques autres) et des considérations point déshonorantes sur Les Choses de Georges Perec, un voyage dans le temps qui fascinera les amateurs et rasera les autres d’une manière monumentale, quand ils ne seront pas outrés par l’imbécillité politique, morale et spirituelle de Morand. Dommage pour ce grand talent (ce dont il a déjà été question ici).

samedi 1 janvier 2022

Pour en finir avec 2021

 Sans qu'elles se ressemblent tout à fait, reconnaissons à certaines années consécutives de fâcheux airs de famille. Ainsi avons-nous été peinés ou ennuyés en 2021 autant qu’en 2020 par la funeste pandémie que l’on sait, avec son cortège de deuils, d’enfermements, de bobards et de vaines querelles. De quoi avoir l’impression pour le moins lassante d’un perpétuel recommencement.

Les instants joyeux étant rares, autant ne pas se priver de se les rappeler. Pour les catholiques français, ce fut probablement la possibilité de fêter Pâques ensemble, contrairement à ce qui se fit en 2020, en particulier, pour les plus matinaux, lors de la vigile pascale célébrée au petit matin pour des raisons de couvre-feu. Moment extraordinaire, beau, émouvant et, selon toute vraisemblance, unique.

Cette joie intense nous fut nécessaire pour affronter d’autres épreuves. La parution en octobre du « rapport Sauvé » fut un choc dans l’Église. Certes, nous savions bien qu’en son sein des abus effroyables étaient commis ici et là, de temps à autre. Sans en nier la gravité, voire le caractère diabolique à tout point de vue, nous préférions nous rassurer en nous disant que cela ne concernait qu’une infime minorité de prêtres… Seulement voilà : cette infime minorité, accumulée au cours des décennies, donne en absolu un nombre terrible. Ce qui fut, sinon terrible, du moins navrant, c’est le petit tas de controverses qui en sont nées, lancées par quelques cliques habituelles de « progressistes » exigeant la démission de tous nos évêques ou encore le mariage des prêtres, ou de « conservateurs » contestant la validité du « rapport Sauvé ». Or l’Église n’a pas besoin de « progressistes » ni de « conservateurs », mais d’un combat permanent contre le mal, y compris – et peut-être d’abord là – en son sein. Laissons donc au magasin des curiosités les solutions aussi incongrues que préfabriquées ou les expressions de déni s’appuyant sur des arguties de statisticiens amateurs.

Les coups ne tombant jamais seuls, il nous fallut, en décembre, apprendre la démission de l’archevêque de Paris après une campagne de presse pour le moins crapoteuse. On peut, à ce propos, penser ce que l’on veut du Point, mais on ignorait jusque-là que cette publication appartînt à la presse de caniveau. On s’instruit tous les jours, après tout. Si certains avaient de vraies raisons de faire des reproches à Mgr Aupetit, pourquoi n’ont-ils pas fait ces reproches à visage découvert, franchement et dans le calme ? Leur était-il nécessaire de répandre anonymement des ragots dans des journaux friands de spectacle ?

Dans ce domaine, ne nous attardons point sur Paris-Match, dont certaines photos floues montrant Mgr Aupetit en compagnie d’une vierge consacrée de ses amis et légendées dans la plus pure tradition farfelue de cette entreprise de gaspillage de papier feraient hennir de rire s’il ne s’agissait de calomnies. Comment ne pas penser à cette « une » de Paris-Flash dans Les Bijoux de la Castafiore : « Le rossignol milanais va épouser un vieux loup de mer » ?

Et, puisqu’il est question de rire, les amateurs de vieux dessins politiques se rappelleront celui que commit Jacques Faizant pour le Figaro du 1er janvier 1969 : Marianne, épuisée, laisse derrière elle une porte barricadée au moyen de verrous, cadenas, barres et bûches de toute sorte où l’on peut lire : 1968. 2020 et 2021, à part quelques moments de joie qu’il ne faut pas oublier, conviendraient aussi bien. Souhaitons – et faisons en sorte – qu’il n’en soit rien en 2022. Bonne année !

samedi 25 septembre 2021

Emballements

 En ces temps de constante accélération, à peine a-t-on le temps d’y penser qu’une chose a déjà disparu ou a été oubliée. Ainsi, j’ignore pour combien de temps l’Arc de Triomphe de la place de l’Étoile est censé rester emballé selon les spécifications laissées par feu Christo et même s’il l’est encore aujourd’hui.

À ce sujet, je ne joindrai pas ma voix à celles qui, dans quelques milieux dits culturels, chantent les louanges de cette dernière œuvre d’un artiste défunt, ni à celles qui tonnent contre la supposée profanation d’un monument national. Je pourrais me contenter de trouver que ça a de la gueule ou de demander quand et où doit être emporté le monument que l’on vient ainsi d’emballer. Mais essayons de penser un peu, ce n’est pas toujours déplaisant, tant l’exercice que le résultat.

Le résultat de mes réflexions est que les emballages de Christo ne relèvent tout simplement pas du domaine de l’art. Non qu’ils soient laids ou offensants. Mais, pour commencer, le caractère de récidive qu’ils présentent (l’Arc de Triomphe après le Reichstag et, il y a quelque chose comme trente-cinq ans, le Pont-Neuf) en font plus des événements orchestrés selon des procédés éprouvés que des œuvres d’art. Poursuivons : l’idée d’emballer quelques monuments plus ou moins chargés de symboles peut être amusante, voire belle, par l’aspect inhabituel que cet emballage peut leur donner. Un véritable artiste en fera alors la représentation grâce aux dons dont il aura été pourvu : l’idée, l’illusion le talent suffisent, tandis que la réalisation vient tuer toute imagination, tout art en tant que représentation et non réalisation d’un rêve. Imagine-t-on Hubert Robert détruisant le Louvre ?

D’où vient alors l’erreur consistant à considérer comme de l’art ce qui manifestement n’en est pas ? Certes, le snobisme y a une part qui est loin d’être négligeable. Mais aussi et surtout, depuis l’apparition (il y a environ un siècle) de la vaste supercherie nommée art contemporain, l’erreur est cultivée par un certain nombre de petits malins professant qu’il suffit de se proclamer artiste pour produire de l’art. De là l’agenouillement des snobs devant n’importe quel fruit d’une élucubration d’un de ces petits malins, que ce fruit soit fade, laid, obscène, identique à un autre ou relevant de l’événement ou du divertissement. Et les petits malins savent que cela rapporte, les Kapoor et autres Koons ne diront pas le contraire.

Reconnaissons cependant deux mérites aux « œuvres » de Christo : elles n’offensent point le regard et ont le mérite d’être provisoires. Ceux qui crient au vandalisme devraient apprécier ce caractère réversible.

 

Il est des domaines, fort différents de celui évoqué ci-dessus, où la réversibilité des choses affole, que dis-je, terrifie les progressistes. Il n’est besoin que de se rappeler sur quel ton il a été question, il y a quelques semaines, dans divers de nos organes de presse, du rétablissement de l’interdiction de l’avortement au Texas et de l’aval donné à cette loi par la Cour suprême des États-Unis. Les belles voix de nos radios nationales semblaient hésiter entre l’abattement et la panique à tel point que c’en était réjouissant. Enfin, presque : la prime promise à qui dénoncera une femme ayant avorté n’est pas du meilleur effet. Pourquoi faut-il que des imbéciles viennent toujours gâcher une bonne nouvelle ?

Observons au passage que quelques jours plus tard, lorsque la Cour suprême du Mexique approuva la décision d’autoriser l’avortement dans ce pays, le ton fut tout autre chez nos journalistes. Je n’ai pas entendu parler de quelque mainmise sur ladite Cour suprême, à l’issue de quelques basses manœuvres politiciennes, d’une poignée de juges progressistes aux sombres desseins.

(Mais laissons-là les Amériques, surtout celle du Nord, laquelle a récemment, comme toujours, montré aux atlantistes ce qu’elle entend par alliance. Sauront-ils le comprendre un jour ?)

À propos d’imbécillités venant tout gâcher, quelqu’un peut-il me dire si, dans leurs débats préliminaires aux prolégomènes d’une préparation de l’élection présidentielle de 2022, les membres d’un fameux parti se présentant comme écologiste ont parlé d’écologie ? Les rares propos de Mme Sandrine Rousseau parvenus à mes oreilles me donnent quelques doutes. Ce serait drôle si l’écologie n’était pas un sujet grave.

dimanche 22 août 2021

« Vivonne » (Jérôme Leroy)

Entre les pandémies, les guerres – civiles ou internationales –, les catastrophes naturelles – dont on nous dit qu’elles ne sont qu’un avant-goût de ce qui nous attend – et diverses incertitudes politiques, l’humanité – et en particulier la civilisation européenne – serait-elle en train de déchoir d’une manière effrayante ?

À ce propos, un lecteur superficiel de Vivonne, le dernier roman de Jérôme Leroy, pourrait refermer le volume en se disant, avec un soupir las, qu’il a encore perdu son temps avec une de ces dystopies à la mode qui n’ont pour effet, en se déroulant dans un futur proche dont les circonstances ne seraient qu’une exagération somme toute logique de celles que nous vivons aujourd’hui, que de plomber un peu plus, avec talent, certes, son moral. Ne jetons pas la pierre à un tel lecteur : après un prologue de feu et de sang que l’on devine dans un futur plus lointain, nous voici en France, entre 2025 et 2030, et le moins que l’on puisse dire est que le tableau n’est pas réjouissant. Les catastrophes climatiques se succèdent et notre pays, comme ceux qui l’entourent, est ravagé par une guerre civile où s’opposent plusieurs factions qui ressemblent à des caricatures armées de ce que nous connaissons aujourd’hui : identitaires de tout poil, islamistes, zadistes, décroissants rêvant de déclencher une grande panne mondiale (le Stroke)… sans oublier que tout le monde, pour désigner le gouvernement, dit « les Dingues ». En somme, nous avons sous les yeux ce que le monde devenait si tous les imbéciles, les fanatiques et les utopistes se donnaient les moyens d’aller au bout de leur sottise.

Une telle situation, pour un romancier digne de ce nom, est l’occasion de quelques intéressants récits de combats et de catastrophes, pourvu que le point de vue adopté soit pertinent. Ici, les combats sont vus par les yeux de Chimène[i], khâgneuse devenue milicienne dans les rangs de « Nation Celte », troupe sanguinaire dont la cause, aussi douteuse que bouffonne, ne l’intéresse guère. Le point de vue de Chimène, cynique et lettré, est rendu en phrases souvent courtes qui peuvent prendre valeur d’aphorismes… Est-ce à dire qu’en 2030 le François Sanders de Nimier serait une jeune fille, et que son Casse-Pompons s’appellerait désormais « Le Nain » ? Peut-être : les allusions à une littérature hussarde ne manquent pas dans Vivonne, tout en n’étant pas les seules, les noms de Drieu, Aragon ou Roger Vailland apparaissant au détour de quelques pages…

Mais tout n’est pas dans l’époque et les tribulations qu’elle impose : après le prologue déjà mentionné, nous sommes avertis :

« Alexandre Garnier pleurait dans son bureau et il ne savait pas pourquoi.

Il ne pleurait pas parce que la rue de l’Odéon s’était transformée en rivière en crue qui charriait, de temps à autre, une voiture… »

Nous allons ainsi découvrir peu à peu ce qui en fait abat Alexandre Garnier : Adrien Vivonne, son ancien camarade de classe, poète dont il est devenu l’éditeur négligent. À travers les chapitres intitulés « Vivonne, un essai de biographie », nous comprendrons les relations entre les deux hommes : à Garnier les affaires, l’aisance matérielle, une forme de réussite bourgeoise et cultivée ; à Vivonne la grâce des gens vraiment sérieux, celle de suivre leur vocation, en l’occurrence celle de poète (pour Agnès Villehardouin, son amante des jeunes années, ce sera une vocation religieuse). Entre eux, ce n’est pas d’amitié qu’il faut parler, mais du sentiment mêlant l’admiration, la rivalité et l’envie qu’éprouve Alexandre Garnier : celui-ci a cru pouvoir dominer (et détruire, peut-être) Adrien Vivonne par des moyens matériels, en éditant mal ses recueils de poèmes avec des airs de sollicitude condescendante. Ce sentiment est fort bien dépeint, jusque dans le déni (mais attention, pas de psychanalyse de comptoir, la délégation viennoise n’étant pas invitée ici, pour paraphraser Nabokov, autre admiration affirmée de Jérôme Leroy – comment d’ailleurs, dans un roman évoquant un poète plus par le commentaire et le récit que par ses poèmes, ne pas penser, toutes proportions gardées, à Feu pâle ?).

On sait peu de choses de la poésie de Vivonne, à part les titres de ses recueils et quelques-unes de ses sources d’inspiration : les petites villes de province (Vivonne, peut-être ?), le bruit du vent, l’eau (à tel point que l’on se prend à rêver : il faudrait qu’existât une rivière qui s’appellerait le Vivonne)… Ce que l’on sait, c’est qu’il jouit chez quelques lecteurs d’une admiration quasi-religieuse, certains d’entre eux n’hésitant pas à prêter à ses poèmes le pouvoir de faire disparaître les lecteurs s’y abandonnant assez, leur permettant d’échapper à la médiocrité, à la laideur et à la brutalité du monde. Disons que cette part mystique est la plus faible du roman, mais qu’elle peut être vue comme la manifestation d’une foi de son auteur dans le pouvoir de la littérature, ce qui n’est pas méprisable. Cette part mystique, un peu mièvre donc, comme toutes les mystiques athées, revient à Béatrice Lespinasse, responsable dévouée d’une médiathèque dans le Limousin et inconditionnelle de Vivonne.

Un roman polyphonique bien construit finit par faire converger les voix qui le composent. Jérôme Leroy n’étant pas un vain tartineur de papier, c’est fort logiquement qu’il fera se rencontrer Alexandre, Béatrice et Chimène, tous trois à la recherche de Vivonne, dont personne n’a de nouvelles depuis des années. Sans tout déflorer, contentons-nous de dire que les fruits de cette quête seront variés, à la mesure de chacun des trois personnages. Et que cette quête se conclura sur un épilogue nous ramenant dans le futur lointain et sanglant du prologue[ii], peut-être d’une manière moins désespérante que celui-ci, du point de vue de l’auteur.



[i] Pardon, je n’ai pas pu résister.

[ii] Le catholique que je suis est un peu ennuyé par les oripeaux « chrétiens » brandis par les « Autres » persécutant les « Amis ». Mais peut-être ces « Autres » représentent-ils le dernier stade de la caricature identitaire (se parant ici, donc, d’apparences chrétiennes) qui s’est déjà manifestée sous bien des formes au cours du roman…

dimanche 25 juillet 2021

« Téléréalité » (Aurélien Bellanger)

 Aurélien Bellanger aurait-il changé ? En termes statistiques, c’est le cas : après quatre romans dont le nombre de pages tournait autour de 484 pages (avec un écart-type de 8,9 pages et un coefficient de variation inférieur à 2%), la moyenne tombe avec Téléréalité, son cinquième roman, à 436 pages, l’écart-type passant à 107,8 pages et le coefficient de variation à 25% ! Il faut dire que Téléréalité ne compte que 244 pages, soit moitié moins que les quatre précédents romans de Bellanger.

La brièveté – relative – de Téléréalité est reflétée en quatrième de couverture : « L’homme qui voulait faire de la télévision un art », y lit-on seulement. Un défi aux critiques littéraires paresseux !

Dans Téléréalité, nous voyons prospérer Sébastien Bitereau, fils d’un plombier de la Drôme et jeune comptable, prospérer dans le petit monde de la télévision dont il deviendra un des maîtres, avant un drame personnel qui aura sur sa vie des conséquences dans divers domaines, le domaine spirituel n’étant pas le moindre. Curieusement, on croirait avoir affaire à une réduction de Théorie de l’information, premier roman de Bellanger, transposée à la télévision. L’intérêt est d’y voir un monde de plus en plus tourné vers lui-même, se célébrant par des émissions exploitant des archives télévisées, avant de se tourner vers le néant des candidats de téléréalité, personnes vides éprises d’elles-mêmes ou de l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes.

Comme dans les romans précédents de Bellanger, en particulier Théorie de l’information et Le Grand Paris, on croise ici et là dans Téléréalité quelques personnages réels influençant Sébastien Bitereau ou influencés par lui, de même que l’on explore les coulisses, l’envers du monde contemporain ou du moins d’une partie de celui-ci dont la puissance n’est pas négligeable. Magie balzacienne ?

Les statistiques étalées plus haut n’étaient pas qu’une pitrerie de la part de votre serviteur : cette magie semble lasser Bellanger, ce qui explique peut-être la brièveté de Téléréalité. Peut-être lassera-t-elle aussi le lecteur habitué de Bellanger par la sensation de déjà vu qu’elle procure. L’impression est que Bellanger s’est contenté d’appliquer une recette qu’il connaît et maîtrise bien, avec le talent qu’on lui connaît, mais sans passion, comme par routine. Téléréalité peut en revanche être recommandé à qui voudrait découvrir à peu de frais une partie de son art romanesque – pas la meilleure, il est vrai, qui se trouve dans L’Aménagement du territoire et Le Continent de la douceur.

(Sinon, Aurélien Bellanger a donné à la revue Limite[i] un court texte, « Vous n’aurez pas Mayenne », où il est question d’une de ses expéditions cyclistes, autrement sportives que celles de votre serviteur. Un signe de renouveau, peut-être ?)



[i] Dans son numéro 21, de janvier de cette année, ce qui ne nous rajeunit pas.

dimanche 27 juin 2021

Confusions

L’avez-vous senti ? La terre a tremblé le 8 juin du côté de Tain-l’Hermitage, sous l’effet du choc entre la main d’un énergumène et la joue de notre président de la république. C’était du moins ce que pouvaient laisser croire tous les organes de presse qui ont beurré d’abondantes tartines à ce sujet. Entre deux mentions des théories d’Ernst Kantorowicz (un des penseurs que les commentateurs politiques aiment probablement le plus citer sans en avoir lu une page), on s’est répandu en conjectures inquiètes sur le cri de Montjoie Saint-Denis proféré par le jeune homme un peu énervé qui a souffleté M. Macron. Lequel en a vu d’autres depuis en matière de gifles, au sens figuré cette fois, fort heureusement. Là encore, nos commentateurs politiques ont fait ce qu’ils ont pu, nous rassasiant de gloses post-électorales tendant à prouver qu’ils avaient raison de s’être trompés. Ces gens n’ont rien à envier à ceux qui font l’objet de leurs commentaires, ni aux commentateurs de foutebôle.

Pour revenir à la gifle bien réelle reçue par M. Macron, observons que l’auteur de ce malheureux geste est déjà en prison, où il lui a été vivement conseillé de séjourner pendant quatre mois, histoire sans doute de se calmer un peu. La justice sait être rapide, quand elle veut bien.

On ignore en revanche si les excités qui, le 29 mai, ont lancé divers projectiles sur une procession en mémoire des martyrs de la rue Haxo feront l’objet de décisions aussi fermes at rapides. Il est hélas permis d’en douter, alors que deux pèlerins durent être hospitalisés après les coups reçus. Soit dit en passant, et pour consoler ces pèlerins, la haine exprimée par le monde, parfois avec violence, fait partie des dures grâces promises aux chrétiens. Nous devrions savoir cela depuis les Béatitudes. Les martyrs de la rue Haxo le savent depuis cent cinquante ans.

Observons que les agresseurs étaient à côté de la plaque, confondant une procession avec une manifestation politique, et criant « à bas les versaillais ». Sans doute faut-il y voir l’incapacité des esprits partisans à avoir d’autres considérations (si j’ose ce mot flatteur) que politiques. Sans doute aussi une connaissance partielle et orientée de l’histoire, poussant à traiter de « versaillais » le reste du monde, même quand il n’a rien à voir avec ce camp. Ajoutons l’hypothèse que, parmi ces communards en peau de lapin, le rouge se porte au moins autant dans les gosiers que sur les drapeaux, et qu’on lève autant le coude que le poing.

Ce regrettable événement, s’il a fait peu de brui dans la grosse presse, en a fait pas mal dans un petit monde catholique parisien. On s’est envoyé des tribunes à la figure (ce qui est mieux que des verres ou des gifles), dans la Croix notamment. Une de ces tribunes, qualifiant la procession en question d’aberration spirituelle et politique, a provoqué une certaine indignation. N’accablons pas ses auteurs et disons que tout le monde peut se tromper. Et même y mettre le paquet, cette tribune bancale et incohérente accusant le clergé français du XIXe siècle de « copinage avec la bourgeoisie capitaliste » avant de sommer nos prêtres de se contenter d’administrer les sacrements aux fidèles.

Certes, administrer les sacrements, voilà qui est le propre d’un prêtre. Mais il s’est aussi trouvé parmi les martyrs de la rue Haxo des prêtres qui ne se sont pas limités (si j’ose dire) à cela. Les auteurs de cette pauvre tribune n’ignorent pas qui était, par exemple, le père Planchat ? Lui dire de se contenter d’administrer les sacrements aux fidèles, c’eût été sans doute le rêve des riches et des puissants d’alors, des versaillais et de tous leurs successeurs.

Du reste, ses auteurs avaient mieux à faire que de produire cette indigente tribune reflétant une vision idyllique, voire gentillette, de la Commune de Paris[i] et de provoquer des chamailleries à propos d’événements vieux de cent cinquante ans. On aimerait les entendre à propos du projet de loi dit bioéthique, où s’unissent curieusement – et pour le pire – une partie de ceux qui se réclament des communards et les parfaits versaillais de la « République en marche ».



[i] Précisons que les crimes commis par des communards n’ôtent rien à ceux des versaillais, plus massifs. Cyniquement, on pourrait dire que les versaillais étaient plus nombreux et plus armés.