Pour clore mes oiseuses interrogations sur le
conservatisme et la réaction (en partie introspectives, pour votre plus grand
ennui), j’en viens à m’avouer réactionnaire : certains jours, je me dis
que l’enfer doit déjà être un peu ici.
Idylle sur un plateau
J’habite le haut Vaugirard. Pour vous repérer,
disons que c’est à l’est de la porte de Versailles. A priori, le lieu le plus
quelconque de Paris, dans le déjà assez quelconque XVème
arrondissement.
Pour qui le connaît, ce quartier recèle quelque
charme et quelques bizarreries, si l’on veut bien s’écarter un instant du
boulevard Lefebvre et parcourir quelques rues étroites, pentues, incommodes l’hiver
(car glissantes et venteuses) et toujours calmes.
Ce fin fond de Vaugirard est, à ma connaissance,
fort peu représenté dans la littérature. Je ne vois guère qu’une nauséeuse et
poisseuse scène de messe noire, située rue Olivier de Serres, dans Là-bas de Huysmans et, toujours rue Olivier
de Serres, une jolie phrase de Charles Dantzig[i],
dans Il n’y a pas d’Indochine :
« La rue
Olivier de Serres (sens Paris-banlieue) semble monter vers la mer ; au
milieu […], on a l’impression qu’on va voir l’Atlantique. »
Pour ma part, l’inconnu que j’imagine au bout de
cette côte pourtant assez molle serait plutôt une lande, mais chacun ses
horizons. L’impression me semble assez juste. Essayez donc !
Demeurant sur le susnommé boulevard, mon sixième étage
vaguement haussmannien m’offre une vue sur le bois de Meudon au Sud et, vers l’Ouest,
les coteaux les plus méridionaux de Saint-Cloud. Ce qui est plutôt agréable, à condition
de ne pas attarder ses regards sur les horribles bâtiments du parc des
expositions. Lesquels ont le mérite de ne pas s’élever bien haut.
La « tour Triangle »
Or voici que cet apaisant horizon menace, d’ici
quelques années, d’être bouché. Il a été en effet décidé par la ville de Paris de
construire au milieu du parc des expositions une tour dite Triangle, haute de 180 mètres, qui devrait être occupée par des
bureaux avec, à ses pieds divers commerces…
Pour faire passer cette pilule, on nous annonce l’aménagement
de jolis jardins tout mignons dans le parc. Bon, va pour les jardins. Mais cette
tour…
C’est curieux, mais la notion de tour, en soi, ne me
dérange pas. S’il s’agit, par exemple, de la flèche d’une cathédrale, voilà l’audacieuse
matérialisation d’une humble prière. Que nous le voulions ou non, elle nous
appelle. Tandis que l’empilement de bureaux où des employés tromperont leur
ennui dans des intrigues de machine à café ou en décorant les cloisons d’indicateurs
chamarrés pour plaire à leurs chefs[ii],
cela ne m’inspire rien. Ou alors si : la forme pyramidale de la « tour
Triangle », son gigantisme et son style prétentieux[iii],
tout cela me semble suer un orgueil qui m’évoque la tour de Babel…
La campagne au bout de la rue
Le samedi matin, on peut faire son marché boulevard
Lefebvre. Et, sur les marchés, par temps de campagne électorale, fleurissent
les distributeurs de tracts. En général, je les évite ou prends poliment le
tract qui m’est tendu (bonjour, merci, au revoir), le parcours en zigzag et l’envoie emplir la première
poubelle venue, désolé de la mort de tant d’arbres pour une si vaine propagande…
Or voici qu’un samedi matin, fin novembre, atterrit
entre mes mains un tract vantant le programme d’une dissidente de l’UMP[iv],
de ce genre de jeune politicienne fervente du ôte-toi d’là qu’j’m’y mette. J’y lus entre autres promesses
lyriques le soutien ardent au projet de « tour Triangle ».
Levant ma tête du brimborion que j’avais entre les
mains et bravant ma timidité, j’engageai la conversation avec la brave dame qui
venait de me le passer. Elle avait la cinquantaine pimpante, un bon sourire, l’air
simple, correct et détendu de la mère de famille alliant tradition et
modernité.
-
Pardon, madame,
mais si je comprends bien, vous êtes favorables à la construction de cette tour ?
-
Mais oui, bien
sûr !
-
Alors je ne
voterai pas pour votre candidate.
-
Ah bon !
Seulement pour cette raison ?
Je restai poli. Je ne lui rétorquai pas qu’elle
venait de me confirmer que l’une des valeurs
les plus prisées en ce moment en politique est le mépris pour l’électeur, que l’on
peut tranquillement prendre pour un perdreau de l’année. Je m’abstins de lui
expliquer que j’avais croisé lors des Manifs
pour tous des gens qui avaient voté Hollande en pensant que certaines
promesses électorales étaient si ridicules qu’elles seraient vite oubliées,
alors que, du point de vue du gouvernement, elles seraient les moins difficiles
à faire passer… Je me contentai de dire que je me verrais mal voter pour un
candidat soutenant des projets rédhibitoires pour moi.
-
Mais qu’avez-vous
contre cette tour ?
-
Tout. Je n’ai
pas envie d’avoir sous les yeux ce machin pour me boucher la vue. Vous habitez
le quartier, madame ?
-
Oui, et c’est
vrai qu’il y a beaucoup de gens dans ma copropriété qui sont aussi très
remontés. Je ne comprends pas…
-
Et avez-vous
pensé aux années de travaux, au bruit, à la poussière, aux encombrements ?
-
Mais nous avons
déjà eu de tels désagréments avec le chantier du tramway. Et nous en sommes
fiers, non, de notre tramway… Vous n’en
êtes pas fier ?
Inutile de lui faire comprendre qu’un tramway ne
saurait être pour moi un objet de fierté, ni de honte, d’ailleurs. Un tramway
permet de se déplacer, c’est bien pratique, voilà tout[v].
Elle profita de mon silence :
-
Et puis, il y
aura plein de bureaux et de commerces ! Ce sera du business pour le quartier ! C’est quand même le plus
important, le business, non ?
Plus rien à répondre de ma part. La dame avait
raison, peut-être. Enlaidissons le monde. Tartinons-le, salissons-le de
quelques étrons de plus. Il en montera un fumet d’un parfum doux aux naseaux
de l’étrange dieu Business.
Sans doute mû par une habitude acquise lors des
manifestations évoquées plus haut, je ne pus que dire doucement à cette brave
dame, avant de prendre congé d’elle et de tourner les talons :
-
Je n’en veux
pas.
Espérance, toujours
Avec la même pensée et les mêmes prières que les
semaines passées pour le père Georges Vandenbeusch…
[i] Je le
soupçonne, peut-être à tort, de manquer d’objectivité : il y a après tout
une rue de Danzig dans le quartier…
[ii] Il y
aurait bien des choses à dire au sujet de ces indicateurs, à y réfléchir. Ce sera
pour une autre fois.
[iii] Que
l’on doit aux architectes suisses Herzog et de Meuron, couronnés par un prix Pritzker
en 2001 pour l’ensemble de leur œuvre – occasion pour moi de me réjouir de ne
pas m’appeler Pritzker.
[iv] Renseignements
pris, la jeune dame aurait été naguère étiquetée copéiste, appellation qui me plonge dans une perplexité abyssale.
[v] Encore
que, dans le cas des boulevards maréchaux, il soit scandaleux de voir à deux
pas les voies de la petite ceinture sans voyageurs depuis pas loin de
quatre-vingts ans.
... Et encore, 180 mètres, de nos jours, c'est de la petite bière ! D'ailleurs c'est dommage pour les riverains que le projet ne soit pas plus ambitieux, car j'observe que, ces quinze dernières années, tous les projets franciliens à plus de 250 mètres ont capoté avant même la pose de la première pierre...
RépondreSupprimerAh, cher ami, on ne peut faire capoter que ce qu'on trouve ! J'ajouterai qu'il vaut mieux qu'un projet capote avant la pose de la première pierre qu'après : toute la place serait prise par ces premières pierres et on ne saurait plus où habiter !
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