Il y a
quelques mois, je vous avais entretenus ici du dernier roman de Bruno
Tessarech, Art nègre. Et je vous
avais promis de vous toucher un jour quelques mots de Villa blanche, du même auteur. Voici donc en guise de cadeau de
Noël[i] un
aperçu qui, je l’espère, vous donnera envie d’aller y voir.
Situons, pour
commencer le sujet : il s’agit d’une évocation, sous la forme d’une
enquête, de Denise Bourdet, la femme d’Edouard Bourdet, auteur dramatique tout
aussi oublié aujourd’hui qu’elle. On pourrait hausser les épaules devant ce
monde de fantômes, apparemment insignifiants pour beaucoup d’entre eux, mais
l’effort de leur accorder quelque considération est payé d’un charme certain.
Passons
rapidement sur quelques défauts qu’il faut cependant mentionner, et qui
résident dans quelques relâchements, comme : « Hiver 1908. Catherine
apprend… » (p. 56), « Automne 1913. Edouard a pris l’habitude… »
(p. 72) ainsi qu’un « incontournable » et quelques
« branché » ou « relooké » que je n’ai pas pris la peine de
retrouver et qui m’ont crispé. Ce sont à mon avis des facilités dignes plutôt
d’un journaliste, outre le fait que de telles expressions seront un jour plus
ou moins proche, à n’en point douter, horriblement datées. Voilà pour les
réserves du grincheux que je suis.
Je n’en dirai
pas autant des « traductions » en euros de certaines sommes d’argent.
L’effet, là, m’a plutôt semblé amusant et cruel : « euro », mot
incongru et sans histoire, qui vient coiffer quelques vignettes d’une époque
dont il ne reste que la patine. Je m’explique : c’est bien la patine qui
manque à « euro », en fait quelque chose de dépourvu de tout agrément
(contrairement à « franc », « livre »,
« couronne », « drachme » ou même « dollar »).
A propos de
patine, Tessarech en créée une magnifique couche, vers le début, lorsqu’il
raconte les circonstances qui lui ont fait faire la connaissance – si je puis
dire – de Denise Bourdet. Quelques phrases au passé simple (« Le fond de
l’appartement y passa à son tour », p. 25) surgissent au milieu du récit
du débarras de l’appartement, où l’emploi de l’imparfait est abondant, comme
pour suggérer un étirement du temps pour ce qui ne dut durer que quelques jours
et devient ainsi une « époque ». Les brusques étapes au passé simple
sont celles d’un combat déjà perdu.
Pour ce qui
est de l’époque mentionnée plus haut, l’évocation de la khâgne d’Henri IV et
des poses de ses élèves est un petit enchantement[ii].
Ces garçons qui prennent des airs élégants, affranchis et lettrés, qui ne
savent pas grand-chose et parmi lesquels un aura l’illusion de l’accès à un
monde mystérieux et fascinant – d’autant plus fascinant que la réalité de ce
monde, certainement plus banale, lui sera pour toujours interdite – peuvent
faire penser à certains passages du Grand
Meaulnes ou, mieux (à mon goût), aux romans d’Alexandre Vialatte.
Venons-en à
Denise Bourdet. Ou plutôt au monde qui l’entoure, car c’est surtout lui que
l’on entrevoit ici. Si nous connaissons plus ou moins bien (ou croyons les connaître)
des noms – voire des auteurs et leurs
œuvres – comme Mauriac, Morand, Cocteau, etc., ceux d’Edouard Bourdet, de
Catherine Pozzi ou d’Henry Bernstein nous sont moins familiers.
Bourdet
restait jusque là pour moi un nom que l’on a parfois la bonté de placarder sur
quelque colonne Morris ou une ombre passant par exemple dans le journal de
Drieu la Rochelle, comme le 11 septembre 1939 : « B. a un air sinon
délabré, du moins terriblement amorti. Cette drogue. Quand on pense que cela a
été officier de chasseurs à pied en 14. Quelles ruines fait la paix. » Cela… Désormais, cela est pour moi un être humain.
Je ne
connaissais Catherine Pozzi que par un bref article de Roger Nimier paru en
1960 dans Arts, où il est question de
ses « œuvres poétiques (…), qui consistent en six brefs poèmes » et
par une lettre de Jean Paulhan à Dominique de Roux (reproduite dans Maison jaune), où elle est présentée
comme « une grande femme, gracieuse et laide, qui fut la femme de D.
Bourdet (sic !), la mère de Claude B. et la maîtresse de Valéry ». En
voici un peu plus sur la personne.
Des trois noms
cités, le plus impressionnant demeure Bernstein. Alors que Tessarech parvient
toujours à se montrer bienveillant envers les figures qu’il évoque, celui-là,
malgré quelques efforts ici et là pour tenter de l’épargner (il « ne
saurait être quantité négligeable », p. 236), il ne le rate pas, le sommet
– ou le fond, on est avec Bernstein ! – étant atteint avec l’affaire de Judith. Entendons-nous : il ne le
rate pas, à tous les sens du terme. Ajoutons quelques injures baroques,
savantes et déroulées froidement et cela donnerait du Léon Bloy du meilleur
tonneau. Mais il me semble que Tessarech ait eu le bon goût de se contenter
de décrire et de raconter, comme lorsqu’il est question de ses relations
avec Maurois. Bernstein est assez bouffi pour se suffire[iii].
Bien d’autres
personnes passent dans ce récit : Henri Sauguet, Jean Marais (très Jean
Marais, conscient de sa majesté mais n’en faisant tout juste pas trop ;
saisissant : « Un géant aux yeux exorbités se tourna vers moi… Ses
yeux fouillèrent au loin », p. 296), mais surtout Edmée de la
Rochefoucauld, qui figure comme une dernière chance pour le narrateur : il
n’en tirera que quelques vagues banalités.
Trop tard.
J’ai pensé en
lisant ce dernier passage à la presque fin de La vraie vie de Sebastian
Knight, de Nabokov[iv] :
-
Oh !
la, la ! s’écria-t-elle, en devenant très rouge. Mon Dieu ! Mais le
monsieur russe est mort hier et c’est à M. Kegan que vous avez rendu visite…
[i]
J’en profite pour vous souhaiter une JOYEUSE et SAINTE fête de NOËL.
[ii]
Personnellement, ce genre de tableau me touche beaucoup, moi qui fus l’un des
plus enragés poseurs parmi les taupins de Condorcet, vers 1990-1993. Pour la
petite histoire, une reproduction du portrait de Proust par Jacques-Emile
Blanche est accrochée à l’un des murs du parloir parmi un bric-à-brac de
souvenirs, comme l’hélice brisée d’un ancien élève qui, pendant la guerre,
« l’autre, la Grande », mourut à l’issue d’un combat aérien.
[iii]
Contrairement à Bourdet, Bernstein, toujours dans le journal de Drieu la
Rochelle, passe moins pour une ombre. Drieu, tout comme Bourdet, en est venu
aux mains avec lui !
[iv]
Ce qui est de ma part un compliment.
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