Souvent, lorsque nous admirons un écrivain (ou plus
largement un artiste), nous sommes à l’affût du moindre morceau, de n’importe
quelle miette venant de lui. Que paraisse un inédit ou que survienne la
réédition d’un texte jusque-là difficile à trouver, nous voilà impatients,
haletants ou ravis. Puis vient la découverte du morceau, qui peut aussi bien
être un enchantement qu’une cruelle déception. Pour ce qui est de Curzio
Malaparte, nous avons été servis ces dernières années : en matière de
déception, ne citons que Le compagnon de
voyage, tandis que Voyage en Ethiopie
appartiendrait plutôt aux agréables découvertes. C’est dans cette dernière catégorie
que je rangerai La Volga naît en Europe,
réédition d’un livre paru en France en 1948, dont les Belles Lettres ont eu
l’heureuse initiative de se charger, dans la nouvelle collection
« Mémoires de guerre ». On annonce la prochaine parution, du même
auteur et dans la même collection, de Viva
Caporetto ! : nous verrons bien alors.
Malaparte sur le front de l’Est
La quatrième de couverture de La Volga naît en Europe a le mérite de nous annoncer ce qu’est ce
livre : un recueil d’articles écrits par un correspondant de guerre. En
l’occurrence, d’articles écrits par Malaparte pour le Corriere della Serra, l’été 1941 en Bessarabie et en Ukraine, puis à la fin de l’hiver 1942,
aux côtés des troupes finlandaises, devant Leningrad[i].
Plutôt que les combats eux-mêmes, encore qu’il se
trouve quelques récits de combats, Malaparte décrit ici ce qu’il voit – et transpose
certainement – entre les combats ou après ceux-ci : en Bessarabie et en
Ukraine, ce seront les fermes et les villages pris par les troupes allemandes
et roumaines, les réactions des villageois, les impressions sur les marques
plus ou moins profondes (on est sur les marches de l’URSS plutôt qu’en son
centre) de la propagande soviétique dans les esprits aussi bien que dans le
paysage ou les constructions – on ne peut que penser aux églises transformées
en musées de l’athéisme (!) ou en entrepôts à grain ; en Finlande
(disons plutôt en Ingrie) nous sont montrés les efforts acharnés, furieux, des
Soviétiques pour défendre Leningrad (vus de l’autre côté) et ceux, patients,
presque paisibles, mais résolus et combatifs des Finlandais dans leur participation
à ce siège.
On est loin, ici, de la grande construction
horrifique et géniale que sera Kaputt,
révélant après coup les atrocités de la guerre en Ukraine, ne reniant pas son
admiration pour le courage à la foi tranquille, méthodique et fou des
Finlandais (avec là un peu plus d’insistance sur le côté fou), et y mêlant
quelques conversations avec des altesses raffinées ou des puissants du moment.
Les passages « princiers » de Kaputt
sont empreints d’un snobisme pas dupe, héritage proustien revendiqué, tandis
que ceux où nous rencontrons Hans Frank, « protecteur » de la Pologne
(Frankreich, ha, ha, ha !) nous
dépeignent plutôt ce dernier comme un croisement d’Ubu roi et de bourgeois
gentilhomme[ii].
Naturellement, étant destinés à la presse italienne
du temps de Mussolini, les articles de La Volga
naît en Europe n’ont pas cette folie grandiose, élégante et crue. Ni la
brièveté propre au journalisme ni la censure ne le permettaient.
Une idée générale ?
Dans sa préface de 1948 (écrite pour l’édition
française de La Volga naît en Europe),
Malaparte affirme, répète, martèle presque ce qu’il dit être le « sens
caché » de la guerre entre l’Allemagne nationale-socialiste et la Russie
bolchévique : ce n’était pas un affrontement entre quelque civilisation
européenne et quelque barbarie asiatique (d’où le titre, et en toute modestie
j’incline vers cette négation et la trouve même assez évidente) mais un
prolongement de la lutte des classes… Et là on est un peu perdu : de
quelles classes s’agit-il ? « Bourgeois » contre « prolétaires » ?
On veut bien, mais tout au long de ses articles sur le front ukrainien,
Malaparte insiste sur un autre caractère de cette guerre : il s’agit pour
lui d’une guerre de techniciens, où
les soldats, autant allemands que soviétiques, ressemblent plus à des ouvriers
servant des machines qu’à des combattants. Il devra bien mettre un bémol en
Finlande à cette idée intéressante, mais au fond pas très originale et parfois
un peu systématisée.
J’avoue personnellement avoir du mal à prendre au
sérieux toutes les théories ou les idées de Malaparte. Elles me semblent
avoir deux fonctions.
Premièrement, dans leur caractère changeant, celle
de justifier ses bonnes dispositions vis-à-vis des tendances dominantes[iii],
tout en gardant son quant-à-soi, lucide et un brin cynique ; une façon
honorable de ne pas trop mal finir, en somme, pour Kurt Suckert, qui avait
choisi de s’appeler Malaparte puisque
Bonaparte avait mal fini.
Secondement, celle de fournir un prétexte à des
développements intelligents, drôles et tragiques où se mêlent en fait une
nostalgie sans illusions pour le monde civilisé[iv],
le goût du pittoresque et de l’horrible, mais aussi la pitié, presque rageuse
parfois, pour ceux qu’il voit souffrir.
En somme, ses idées,
parfois fumeuses et souvent incohérentes, me semblent surtout constituer ce
prétexte, un prétexte pour la littérature.
Ce qui n’est pas rien. Et qui laisse le lecteur libre, une fois ce prétexte
connu de se faire son idée[v]
et aussi d’apprécier les beautés du texte.
Quelques beautés
Une fois les idées mises à leur place (donc :
retournées à l’office où elles attendront qu’on veuille bien les sonner), le
plaisir littéraire éprouvé à lire La
Volga naît en Europe n’est pas pour autant celui de l’art pour l’art. Qu’on prenne par exemple Dieu rentre chez Lui, où nous voyons des villageois ukrainiens
essayer de rouvrir leur église, qui avait été transformée en entrepôt à grain,
dans l’espoir de voir revenir un pope pour la faire revivre : voilà une
nouvelle drôle et touchante, accompagnée d’une réflexion (sans insistance) sur
le vide laissé par l’athéisme d’état et relevée – si j’ose dire – d’une fin
cruellement ironique. Sur le front finlandais, les amateurs de mélancolie
tranquille et de prose poétique pourront se délecter d’Ainsi se promènent les morts dans les maisons désertes, d’Anges, hommes et bêtes dans les forêts du
Ladoga ou encore d’Avec
l’« homme mort », dans la forêt immense.
Les articles « finlandais » sont par
ailleurs truffés de mots finnois (goût de Malaparte ou obligation journalistique
de rendre un peu de couleur locale),
chantants et étranges. Mais là j’avoue être un peu déçu par l’absence d’un de
ces mots, nom d’une vertu finnoise illustrée tout au long de ces articles
« finlandais » : sisu. Mais il sera beaucoup pardonné à Malaparte. Même
de ne pas nous avoir fait voir la Volga, du reste…
[i]
Aucune nostalgie de ma part lorsque j’emploie ce nom. En 1942, l’usage était de
dire Leningrad. C’est tout.
[ii] A
part ses côtés grotesques, la « protection » exercée par Hans Frank sur la Pologne fut une réalité plus sinistre : elle lui valut d'être condamné à mort et pendu à Nuremberg en 1946.
[iii] Voir
à ce sujet les ambiguïtés de la préface. Malaparte fut un temps fasciste, avant
la guerre, et adhéra dans les années 1950 au parti communiste, à peu près en
même temps qu’il se convertit au catholicisme, étant jusqu’alors de confession
luthérienne ; ces variations sont fort bien évoquées, avec une admiration
moqueuse, par Bruno Tessarech dans son Pour
Malaparte il y a quelques années (ce livre entier est un délice, je le
recommande au passage).
[iv]
Comme le fait dire Roger Nimier à François Sanders dans Le hussard bleu : « J’appartenais à cette génération
heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé. » Nimier et
Malaparte firent connaissance vers 1947…
[v] Sans
nécessairement y plaquer ses opinions ou ses préjugés.
Merci Sven : un tantinet découragé par la faiblesse des derniers fonds de tiroirs de Malaparte publiés ou republiés en France, je n'aurais pas eu l'envie désormais d'aller y lire de plus près sans cet article sur La Volga... Au fait, il me semble que Viva Caporetto, aux Belles lettres, est déjà en rayon depuis l'année dernière. En tout cas il y avait du Viva Caporetto sur la table du libraire à Carnac-plage en août, et là-bas, à part les sardines, on ne conserve pas grand-chose, donc c'était forcément du frais, venu de Paris avec la marée.
RépondreSupprimerExact, exact... Je viens de regarder le copyright de "La Volga..." : 2012. Donc il se peut que j'aie annoncé un peu vite que "Viva Caporetto" était encore à paraître. Une chasse à mener pour moi, donc.
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