lundi 28 octobre 2013

Malaparte et la Volga

Souvent, lorsque nous admirons un écrivain (ou plus largement un artiste), nous sommes à l’affût du moindre morceau, de n’importe quelle miette venant de lui. Que paraisse un inédit ou que survienne la réédition d’un texte jusque-là difficile à trouver, nous voilà impatients, haletants ou ravis. Puis vient la découverte du morceau, qui peut aussi bien être un enchantement qu’une cruelle déception. Pour ce qui est de Curzio Malaparte, nous avons été servis ces dernières années : en matière de déception, ne citons que Le compagnon de voyage, tandis que Voyage en Ethiopie appartiendrait plutôt aux agréables découvertes. C’est dans cette dernière catégorie que je rangerai La Volga naît en Europe, réédition d’un livre paru en France en 1948, dont les Belles Lettres ont eu l’heureuse initiative de se charger, dans la nouvelle collection « Mémoires de guerre ». On annonce la prochaine parution, du même auteur et dans la même collection, de Viva Caporetto ! : nous verrons bien alors.
 
Malaparte sur le front de l’Est
La quatrième de couverture de La Volga naît en Europe a le mérite de nous annoncer ce qu’est ce livre : un recueil d’articles écrits par un correspondant de guerre. En l’occurrence, d’articles écrits par Malaparte pour le Corriere della Serra, l’été 1941 en Bessarabie et en Ukraine, puis à la fin de l’hiver 1942, aux côtés des troupes finlandaises, devant Leningrad[i].
Plutôt que les combats eux-mêmes, encore qu’il se trouve quelques récits de combats, Malaparte décrit ici ce qu’il voit – et transpose certainement – entre les combats ou après ceux-ci : en Bessarabie et en Ukraine, ce seront les fermes et les villages pris par les troupes allemandes et roumaines, les réactions des villageois, les impressions sur les marques plus ou moins profondes (on est sur les marches de l’URSS plutôt qu’en son centre) de la propagande soviétique dans les esprits aussi bien que dans le paysage ou les constructions – on ne peut que penser aux églises transformées en musées de l’athéisme (!) ou en entrepôts à grain ; en Finlande (disons plutôt en Ingrie) nous sont montrés les efforts acharnés, furieux, des Soviétiques pour défendre Leningrad (vus de l’autre côté) et ceux, patients, presque paisibles, mais résolus et combatifs des Finlandais dans leur participation à ce siège.
On est loin, ici, de la grande construction horrifique et géniale que sera Kaputt, révélant après coup les atrocités de la guerre en Ukraine, ne reniant pas son admiration pour le courage à la foi tranquille, méthodique et fou des Finlandais (avec là un peu plus d’insistance sur le côté fou), et y mêlant quelques conversations avec des altesses raffinées ou des puissants du moment. Les passages « princiers » de Kaputt sont empreints d’un snobisme pas dupe, héritage proustien revendiqué, tandis que ceux où nous rencontrons Hans Frank, « protecteur » de la Pologne (Frankreich, ha, ha, ha !) nous dépeignent plutôt ce dernier comme un croisement d’Ubu roi et de bourgeois gentilhomme[ii].
Naturellement, étant destinés à la presse italienne du temps de Mussolini, les articles de La Volga naît en Europe n’ont pas cette folie grandiose, élégante et crue. Ni la brièveté propre au journalisme ni la censure ne le permettaient.
 
Une idée générale ?
Dans sa préface de 1948 (écrite pour l’édition française de La Volga naît en Europe), Malaparte affirme, répète, martèle presque ce qu’il dit être le « sens caché » de la guerre entre l’Allemagne nationale-socialiste et la Russie bolchévique : ce n’était pas un affrontement entre quelque civilisation européenne et quelque barbarie asiatique (d’où le titre, et en toute modestie j’incline vers cette négation et la trouve même assez évidente) mais un prolongement de la lutte des classes… Et là on est un peu perdu : de quelles classes s’agit-il ? « Bourgeois » contre « prolétaires » ? On veut bien, mais tout au long de ses articles sur le front ukrainien, Malaparte insiste sur un autre caractère de cette guerre : il s’agit pour lui d’une guerre de techniciens, où les soldats, autant allemands que soviétiques, ressemblent plus à des ouvriers servant des machines qu’à des combattants. Il devra bien mettre un bémol en Finlande à cette idée intéressante, mais au fond pas très originale et parfois un peu systématisée.
J’avoue personnellement avoir du mal à prendre au sérieux toutes les théories ou les idées de Malaparte. Elles me semblent avoir deux fonctions.
Premièrement, dans leur caractère changeant, celle de justifier ses bonnes dispositions vis-à-vis des tendances dominantes[iii], tout en gardant son quant-à-soi, lucide et un brin cynique ; une façon honorable de ne pas trop mal finir, en somme, pour Kurt Suckert, qui avait choisi de s’appeler Malaparte puisque Bonaparte avait mal fini.
Secondement, celle de fournir un prétexte à des développements intelligents, drôles et tragiques où se mêlent en fait une nostalgie sans illusions pour le monde civilisé[iv], le goût du pittoresque et de l’horrible, mais aussi la pitié, presque rageuse parfois, pour ceux qu’il voit souffrir.
En somme, ses idées, parfois fumeuses et souvent incohérentes, me semblent surtout constituer ce prétexte, un prétexte pour la littérature. Ce qui n’est pas rien. Et qui laisse le lecteur libre, une fois ce prétexte connu de se faire son idée[v] et aussi d’apprécier les beautés du texte.
 
Quelques beautés
Une fois les idées mises à leur place (donc : retournées à l’office où elles attendront qu’on veuille bien les sonner), le plaisir littéraire éprouvé à lire La Volga naît en Europe n’est pas pour autant celui de l’art pour l’art. Qu’on prenne par exemple Dieu rentre chez Lui, où nous voyons des villageois ukrainiens essayer de rouvrir leur église, qui avait été transformée en entrepôt à grain, dans l’espoir de voir revenir un pope pour la faire revivre : voilà une nouvelle drôle et touchante, accompagnée d’une réflexion (sans insistance) sur le vide laissé par l’athéisme d’état et relevée – si j’ose dire – d’une fin cruellement ironique. Sur le front finlandais, les amateurs de mélancolie tranquille et de prose poétique pourront se délecter d’Ainsi se promènent les morts dans les maisons désertes, d’Anges, hommes et bêtes dans les forêts du Ladoga ou encore d’Avec l’« homme mort », dans la forêt immense.
Les articles « finlandais » sont par ailleurs truffés de mots finnois (goût de Malaparte ou obligation journalistique de rendre un peu de couleur locale), chantants et étranges. Mais là j’avoue être un peu déçu par l’absence d’un de ces mots, nom d’une vertu finnoise illustrée tout au long de ces articles « finlandais » : sisu. Mais il sera beaucoup pardonné à Malaparte. Même de ne pas nous avoir fait voir la Volga, du reste…


[i] Aucune nostalgie de ma part lorsque j’emploie ce nom. En 1942, l’usage était de dire Leningrad. C’est tout.
[ii] A part ses côtés grotesques, la « protection » exercée par Hans Frank sur la Pologne fut une réalité plus sinistre : elle lui valut d'être condamné à mort et pendu à Nuremberg en 1946.
[iii] Voir à ce sujet les ambiguïtés de la préface. Malaparte fut un temps fasciste, avant la guerre, et adhéra dans les années 1950 au parti communiste, à peu près en même temps qu’il se convertit au catholicisme, étant jusqu’alors de confession luthérienne ; ces variations sont fort bien évoquées, avec une admiration moqueuse, par Bruno Tessarech dans son Pour Malaparte il y a quelques années (ce livre entier est un délice, je le recommande au passage).
[iv] Comme le fait dire Roger Nimier à François Sanders dans Le hussard bleu : « J’appartenais à cette génération heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé. » Nimier et Malaparte firent connaissance vers 1947…
[v] Sans nécessairement y plaquer ses opinions ou ses préjugés.

2 commentaires:

  1. Merci Sven : un tantinet découragé par la faiblesse des derniers fonds de tiroirs de Malaparte publiés ou republiés en France, je n'aurais pas eu l'envie désormais d'aller y lire de plus près sans cet article sur La Volga... Au fait, il me semble que Viva Caporetto, aux Belles lettres, est déjà en rayon depuis l'année dernière. En tout cas il y avait du Viva Caporetto sur la table du libraire à Carnac-plage en août, et là-bas, à part les sardines, on ne conserve pas grand-chose, donc c'était forcément du frais, venu de Paris avec la marée.

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  2. Exact, exact... Je viens de regarder le copyright de "La Volga..." : 2012. Donc il se peut que j'aie annoncé un peu vite que "Viva Caporetto" était encore à paraître. Une chasse à mener pour moi, donc.

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