Les habitués de cette chronique connaissent au moins
depuis la semaine dernière le nom de Pierre Jourde. Et peut-être, j’ose quand
même l’espérer, depuis plus longtemps. Dans ma critique du Prochain Goncourt, j’ai
évoqué Jourde le critique et Jourde le pasticheur. Passons donc à l’auteur.
Force m’est d’avouer que le livre précédent de
Pierre Jourde, Le maréchal absolu,
paru l’an dernier, m’avait déçu. Il m’était même tombé des mains – fait rare
chez moi et en l’occurrence dangereux, vu le poids de l’opus – malgré certains
passages réussis, dont le chapitre VIII, qui est en soi un chef-d’œuvre de
comique délirant[i].
En revanche, La
première pierre, paru cette saison, n’est en rien une déception.
Aventures au Far Centre
De quoi est-il question ici ? D’un incident
pour le moins regrettable, survenu l’été 2005 à Lussaud, dans le Cantal :
une violente bagarre entre Pierre Jourde et ses voisins, le jour même de son
arrivée, avec femme et enfants, en vacances dans le hameau où vivent des Jourde
depuis plus de trois cents ans et où ses ancêtres, jusqu’à son père, sont
enterrés. Personne n’en sort très grièvement blessé, mais il s’en faut de peu
(en particulier pour son plus jeune fils, âgé alors d’un an et demi environ) et
il doit prendre la fuite dans sa voiture, sous une copieuse pluie de pierres,
de « gros fragments de roche basaltique, aux arêtes tranchantes… »
Un procès et quelques années plus tard, si un calme
apparent est revenu et si Pierre Jourde et sa famille peuvent revenir à
Lussaud, où ils ont gardé quelques amis[ii],
ce sera quand même pour constater que même les estivants, propriétaires de
fraîche date venus de Corrèze ou de Corse, ont été chapitrés à leur égard. Délicieuse
ambiance.
L’origine de tout cela ? Un livre, Pays perdu, paru en 2003, où Jourde
évoque ces lieux noirs, égarés, crasseux, sauvages, (presque pas) peuplés d’êtres
étranges, des Auvergnats[iii].
En apparence, c’est peu flatteur, mais à bien le lire, on sent qu’il aime ces
lieux et ces êtres – il est, après tout, un
peu l’un d’entre eux – et qu’il perçoit quelque chose d’épique dans la vie
dure, impossible, presque décourageante, de ces paysans et dans la dureté que
ceux-ci opposent à cette vie en retour ; il le rappelle dans La première pierre :
« Oui, il
y a là-haut, pour qui sait écouter et sentir, au cœur de la matérialité la plus
brutale, au cœur de ce qui paraît le plus éloigné de ce que nous sommes
convenus d’appeler le beau, un noyau de spiritualité d’autant plus déchirante
qu’elle est à la fois familière et hors d’atteinte. »
Seulement, Pays perdu n’a pas été lu ainsi par les
intéressés, ni par la presse ou les élus locaux :
« Ils
veulent s’arracher aux âges sombres, à l’arriération, à l’enclavement, et
surtout, surtout, ils veulent une bonne image. »
Le Jourde absolu…
La violence et la haine dont Jourde a eu à pâtir à
cette occasion[iv] sont
autrement blessantes que les attaques assez basses (et sans doute plus
lassantes que douloureuses) dont il a pu faire l’objet, en d’autres temps, de
la part du Monde des livres, Josyane
Savigneau en tête, qu’il évoque rapidement ici et dont il a parlé plus longuement,
dès 2003, dans Le crétinisme alpin,
paru dans le même volume (et sur le même sujet) que Petit déjeuner chez Tyrannie, pamphlet écrit par son éditeur d’alors,
Eric Naulleau[v]. On
ne saurait trop le comprendre : Josyane Savigneau et quelques-uns de ses
satellites, ce ne sont que des étrangers,
des figures qui passent en s’agitant dans la faune littéraire ou
journalistique de Paris. Tandis que les gens de Lussaud, eh bien, c’est presque
lui-même ; du moins avait-il pu le croire.
Le procès qui suivra le lamentable épisode que l’on
sait sera l’occasion de nouveaux malentendus, de nouvelles incompréhensions,
cette fois de la part des journalistes qui en rendront compte. Pour faire de la
copie bien troussée, quelle aubaine que ce paradoxe à bon marché, que cette
incongruité, toute inventée, du reste : l’auteur rossé par ses personnages.
Voilà donc un homme bien seul.
Mais lui-même ? A-t-il bien compris pourquoi
une telle violence s’est déchaînée ? Pas sûr… Il essaie, en tout cas,
avance des hypothèses, cherche presque rageusement des explications. Et tâche
au passage de dissiper le malentendu qui est à l’origine de ce déchaînement. Au
fond, il n’est pas facile de comprendre ce pays perdu, qui lui est si proche et
si lointain, « un compromis entre l’Asie
centrale et le Far West : le Far Centre. »
D’ailleurs, il y a quelques années, Jourde nous
avait régalés avec Le Tibet sans peine :
ce n’était pas L’Auvergne sans peine !
… Et le Jourde relatif
Pour mieux essayer de comprendre cette situation,
sans chercher du reste à s’exonérer de son éventuelle part de responsabilité,
il lui est nécessaire de s’extraire de Lussaud et de ses villageois, donc aussi
de lui-même. Comment alors parvenir à parler d’un épisode de sa vie avec le
détachement nécessaire à sa compréhension ? Il me semble que cette
question est la raison de l’emploi de la deuxième personne du singulier[vi]
que fait Pierre Jourde pour parler de… Pierre Jourde. Il s’adresse à lui-même (« mon pauvre ami ») avec une voix
dont on ne saurait dire si elle est celle de sa conscience, de son
intelligence, ou simplement la sienne propre, mais plus tard : après tout, est-on
jamais tout à fait la même personne ?
Une consolation prestigieuse ?
En 1887, August Strindberg publia Hemsöborna (en français Les gens de Hemsö), roman réaliste assez
réussi pour ce genre, dont les personnages lui avaient été inspirés par les
habitants de l’île de Kymmendö, dans l’archipel de Stockholm. On m’a raconté
que dans ses vieux jours, celle qui avait été le modèle de la jeune et jolie
servante de ferme disait encore : « Ce Strindberg, ça n’était qu’un
menteur ! » Inutile de préciser que Strindberg ne remit jamais les
pieds à Kymmendö – on ne sait jamais, un coup de faux au moment de la moisson,
on est si maladroit, parfois…
Cela pour dire qu’un écrivain doit parfois être
prudent, mais aussi que ses lecteurs doivent être capables, de leur côté, de
faire la part de la réalité (ou de l’idée qu’ils s’en font) et celle de la
littérature. Non, Strindberg n’était pas un menteur. C’était un romancier.
Mais je doute de pouvoir consoler Pierre Jourde (et
j’en suis marri) avec ce prestigieux exemple. Après tout, Strindberg n’avait
aucune attache particulière, ni affective ni familiale, à Kymmendö. Il pouvait
bien aller passer ses étés ailleurs, sans trop s’en émouvoir.
Quoi qu’il en soit, gageons que ce Jourde-là ne sera
pas le dernier. Et ce n’est pas moi qui irai jeter La première pierre.
[i]
Allez, il faudra quand même que j’essaie à nouveau de le lire. Laisser une
lecture inachevée me déplaît.
[ii] La première
fois, ce sera pour participer avec ces amis à une estive, une des dernières,
peut-être, hors le folklore touristique, racontée dans de fort belles pages.
[iii] On
sait, au moins depuis Vialatte, que les Auvergnats sont une race magnifique,
mystérieuse, incroyablement prosaïque et poétique en même temps.
[iv]
Haine et violence dont on lui souhaite, en tout cas, de pâtir moins.
[v] Mais
oui, Eric Naulleau ! Celui qui passe à la télé avec Zemmour ! Il
dirigeait alors une maison d’édition des plus estimables, L’esprit des
péninsules.
[vi] Jourde
a déjà utilisé un procédé analogue, réussissant fort bien à troubler le
lecteur, dans un roman, Festins secrets.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Un commentaire ? Inscrivez-vous ! Si vous êtes timide, les pseudonymes sont admis (et les commentaires modérés).