samedi 5 octobre 2013

Le dernier Jourde

Les habitués de cette chronique connaissent au moins depuis la semaine dernière le nom de Pierre Jourde. Et peut-être, j’ose quand même l’espérer, depuis plus longtemps. Dans ma critique du Prochain Goncourt, j’ai évoqué Jourde le critique et Jourde le pasticheur. Passons donc à l’auteur.
Force m’est d’avouer que le livre précédent de Pierre Jourde, Le maréchal absolu, paru l’an dernier, m’avait déçu. Il m’était même tombé des mains – fait rare chez moi et en l’occurrence dangereux, vu le poids de l’opus – malgré certains passages réussis, dont le chapitre VIII, qui est en soi un chef-d’œuvre de comique délirant[i].
En revanche, La première pierre, paru cette saison, n’est en rien une déception.
 
Aventures au Far Centre
De quoi est-il question ici ? D’un incident pour le moins regrettable, survenu l’été 2005 à Lussaud, dans le Cantal : une violente bagarre entre Pierre Jourde et ses voisins, le jour même de son arrivée, avec femme et enfants, en vacances dans le hameau où vivent des Jourde depuis plus de trois cents ans et où ses ancêtres, jusqu’à son père, sont enterrés. Personne n’en sort très grièvement blessé, mais il s’en faut de peu (en particulier pour son plus jeune fils, âgé alors d’un an et demi environ) et il doit prendre la fuite dans sa voiture, sous une copieuse pluie de pierres, de « gros fragments de roche basaltique, aux arêtes tranchantes… »
Un procès et quelques années plus tard, si un calme apparent est revenu et si Pierre Jourde et sa famille peuvent revenir à Lussaud, où ils ont gardé quelques amis[ii], ce sera quand même pour constater que même les estivants, propriétaires de fraîche date venus de Corrèze ou de Corse, ont été chapitrés à leur égard. Délicieuse ambiance.
L’origine de tout cela ? Un livre, Pays perdu, paru en 2003, où Jourde évoque ces lieux noirs, égarés, crasseux, sauvages, (presque pas) peuplés d’êtres étranges, des Auvergnats[iii]. En apparence, c’est peu flatteur, mais à bien le lire, on sent qu’il aime ces lieux et ces êtres – il est, après tout, un peu l’un d’entre eux – et qu’il perçoit quelque chose d’épique dans la vie dure, impossible, presque décourageante, de ces paysans et dans la dureté que ceux-ci opposent à cette vie en retour ; il le rappelle dans La première pierre :
« Oui, il y a là-haut, pour qui sait écouter et sentir, au cœur de la matérialité la plus brutale, au cœur de ce qui paraît le plus éloigné de ce que nous sommes convenus d’appeler le beau, un noyau de spiritualité d’autant plus déchirante qu’elle est à la fois familière et hors d’atteinte. »
Seulement, Pays perdu n’a pas été lu ainsi par les intéressés, ni par la presse ou les élus locaux :
« Ils veulent s’arracher aux âges sombres, à l’arriération, à l’enclavement, et surtout, surtout, ils veulent une bonne image. »
 
Le Jourde absolu…
La violence et la haine dont Jourde a eu à pâtir à cette occasion[iv] sont autrement blessantes que les attaques assez basses (et sans doute plus lassantes que douloureuses) dont il a pu faire l’objet, en d’autres temps, de la part du Monde des livres, Josyane Savigneau en tête, qu’il évoque rapidement ici et dont il a parlé plus longuement, dès 2003, dans Le crétinisme alpin, paru dans le même volume (et sur le même sujet) que Petit déjeuner chez Tyrannie, pamphlet écrit par son éditeur d’alors, Eric Naulleau[v]. On ne saurait trop le comprendre : Josyane Savigneau et quelques-uns de ses satellites, ce ne sont que des étrangers, des figures qui passent en s’agitant dans la faune littéraire ou journalistique de Paris. Tandis que les gens de Lussaud, eh bien, c’est presque lui-même ; du moins avait-il pu le croire.
Le procès qui suivra le lamentable épisode que l’on sait sera l’occasion de nouveaux malentendus, de nouvelles incompréhensions, cette fois de la part des journalistes qui en rendront compte. Pour faire de la copie bien troussée, quelle aubaine que ce paradoxe à bon marché, que cette incongruité, toute inventée, du reste : l’auteur rossé par ses personnages.
Voilà donc un homme bien seul.
Mais lui-même ? A-t-il bien compris pourquoi une telle violence s’est déchaînée ? Pas sûr… Il essaie, en tout cas, avance des hypothèses, cherche presque rageusement des explications. Et tâche au passage de dissiper le malentendu qui est à l’origine de ce déchaînement. Au fond, il n’est pas facile de comprendre ce pays perdu, qui lui est si proche et si lointain, « un compromis entre l’Asie centrale et le Far West : le Far Centre. »
D’ailleurs, il y a quelques années, Jourde nous avait régalés avec Le Tibet sans peine : ce n’était pas L’Auvergne sans peine !
 
… Et le Jourde relatif
Pour mieux essayer de comprendre cette situation, sans chercher du reste à s’exonérer de son éventuelle part de responsabilité, il lui est nécessaire de s’extraire de Lussaud et de ses villageois, donc aussi de lui-même. Comment alors parvenir à parler d’un épisode de sa vie avec le détachement nécessaire à sa compréhension ? Il me semble que cette question est la raison de l’emploi de la deuxième personne du singulier[vi] que fait Pierre Jourde pour parler de… Pierre Jourde. Il s’adresse à lui-même (« mon pauvre ami ») avec une voix dont on ne saurait dire si elle est celle de sa conscience, de son intelligence, ou simplement la sienne propre, mais plus tard : après tout, est-on jamais tout à fait la même personne ?
 
Une consolation prestigieuse ?
En 1887, August Strindberg publia Hemsöborna (en français Les gens de Hemsö), roman réaliste assez réussi pour ce genre, dont les personnages lui avaient été inspirés par les habitants de l’île de Kymmendö, dans l’archipel de Stockholm. On m’a raconté que dans ses vieux jours, celle qui avait été le modèle de la jeune et jolie servante de ferme disait encore : « Ce Strindberg, ça n’était qu’un menteur ! » Inutile de préciser que Strindberg ne remit jamais les pieds à Kymmendö – on ne sait jamais, un coup de faux au moment de la moisson, on est si maladroit, parfois…
Cela pour dire qu’un écrivain doit parfois être prudent, mais aussi que ses lecteurs doivent être capables, de leur côté, de faire la part de la réalité (ou de l’idée qu’ils s’en font) et celle de la littérature. Non, Strindberg n’était pas un menteur. C’était un romancier.
Mais je doute de pouvoir consoler Pierre Jourde (et j’en suis marri) avec ce prestigieux exemple. Après tout, Strindberg n’avait aucune attache particulière, ni affective ni familiale, à Kymmendö. Il pouvait bien aller passer ses étés ailleurs, sans trop s’en émouvoir.
Quoi qu’il en soit, gageons que ce Jourde-là ne sera pas le dernier. Et ce n’est pas moi qui irai jeter La première pierre.



[i] Allez, il faudra quand même que j’essaie à nouveau de le lire. Laisser une lecture inachevée me déplaît.
[ii] La première fois, ce sera pour participer avec ces amis à une estive, une des dernières, peut-être, hors le folklore touristique, racontée dans de fort belles pages.
[iii] On sait, au moins depuis Vialatte, que les Auvergnats sont une race magnifique, mystérieuse, incroyablement prosaïque et poétique en même temps.
[iv] Haine et violence dont on lui souhaite, en tout cas, de pâtir moins.
[v] Mais oui, Eric Naulleau ! Celui qui passe à la télé avec Zemmour ! Il dirigeait alors une maison d’édition des plus estimables, L’esprit des péninsules.
[vi] Jourde a déjà utilisé un procédé analogue, réussissant fort bien à troubler le lecteur, dans un roman, Festins secrets.

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