Il me semble, à la veille de la Pentecôte, qu’une digression sur quelques mots et leur usage ne sera pas inutile.
Aurions-nous des racines chrétiennes ?
Une époque qui nous paraît lointaine, quoiqu'elle soit récente, a vu fleurir l’idée d’une constitution européenne. Ceux qui ont quelque mémoire n’auront pas oublié que certains crurent bon de proposer de faire mention, dans le préambule de ce texte, des racines chrétiennes de l’Europe. Ce qui ne manqua pas de provoquer l’ire de quelques hommes politiques, français pour la plupart : un détail qu’avaient oublié les chrétiens-démocrates allemands, c’est que l’homme politique français est depuis toujours laïc, gratuit et obligatoire. Depuis toujours, c’est-à-dire depuis 1789, année où la nation française, lasse de ne pas exister, décida de naître.
Mais avant, objecteront des esprits tatillons ? Avant ? Rien, puisqu’on vous dit que la nation française n’existait pas. Et, que nos voisins veuillent bien le comprendre une fois pour toutes, si la nation française n’existait pas, aucune autre nation en pouvait exister.
On nomma cela la Révolution française. L’homme, encore étonné de s’être découvert des droits, les consigna dans un texte que nos plus beaux esprits tiennent pour sacré. Et l’homme, toujours lui, sut qu’il était désormais moderne.
Cela étant posé, que faire de nombreux mots que cette libération avait fait tomber en désuétude ? Certains de ces mots avaient leur beauté… L’homme moderne, qui est fondamentalement un bourgeois (dans l’acception que Léon Bloy donna à ce mot), se devait de les rendre utiles. Cela viendrait à temps, il suffisait d’être patient.
C’est du reste fait pour certains mots, qu’il nous semble possible de classer dans au moins trois catégories. Tout à la joie de cette découverte, nommons ces trois catégories (ou, pour parler moderne, baptisons-les !) : récupération magnifique, récupération banale et récupération infamante.
Récupération magnifique
Commençons par la récupération magnifique : c’est elle qui mérite le plus d’enthousiasme.
L’homme moderne s’est fait le groin avec l’art. Son chef-d’œuvre, en France du moins, a consisté à notre avis à embaucher la laitière de Vermeer dans une usine de yaourt. Il était grand temps qu’elle servît à quelque chose ! Désormais, le yaourt a sa noblesse, ce qui n’est pas rien.
Les oripeaux de la religion se devaient eux aussi d’être récupérés.
Considérons par exemple le moyen de magnifier le séjour de quelques cadres d’une entreprise quelconque dans un hôtel confortable où, pendant deux ou trois jours, les méthodes leur permettant d’être plus performants (ou plus proactifs, ou plus ce que vous voudrez) leur seront enseignées. Comment donner à ces séances la hauteur justifiant que les cadres qui y assistent y croient et que les charlatans qui les organisent s’enrichissent[1] ? En donnant un nom qui confère à ce qui le plus souvent se résume à quelques exposés, discussions et pitreries le sérieux, le recueillement et la fécondité requis : séminaire.
C’est peut-être dans le même registre que nous citerons consacrer. Par exemple, nous pourrions dire que les journées du séminaire auquel ont assisté nos valeureux cadres ont été consacrées à l’optimisation de la performance par la synergie de groupe. Ou bien que la première quinzaine d’août, dans le village de Perpète-Chignole, a été consacrée à un festival des théâtres de rue citoyens, subversifs, interactifs et radicaux. Ou encore que M. Un Tel a consacré sa vie à l’étude des champignons souterrains.
Pour rester dans ce registre sublime, sans nul doute cette fois, ajoutons que selon la municipalité de Perpète-Chignole, le festival des théâtres de rue citoyens, subversifs, interactifs et radicaux a été le moment d’une véritable communion entre les villageois, les estivants et les artistes invités au festival. Magnifique.
Récupération banale
La récupération banale est une affaire plus délicate. Elle compte peu d’exemples et mérite que nous en décortiquions les mécanismes. Le seul exemple qui nous ait paru convaincant[2] est : immoler. Au sens propre, on immole une offrande ou – dans certaines religions – une victime. A une divinité ou à une cause. En un mot, immoler signifie : sacrifier. Dans l’occident chrétien, on affirme (on affirmait ?) qu’un sacrifice a été fait une fois pour toutes : celui du Christ. Il n’en va pas de même dans d’autres civilisations.
On fut surpris de voir, en Indochine vers 1960, des moines bouddhistes s’arroser d’essence et s’enflammer pour protester contre la politique du gouvernement vietnamien en matière religieuse. Etait-ce pour protester ? Ou pour prier, à leur manière, pour que fût contrecarrée cette politique ? Quoi qu’il en fût, les journalistes, pour décrire les manières extrêmes de ces moines, écrivirent (et dirent) qu’ils s’étaient immolés par le feu.
Depuis, dès qu’un désespéré – quelqu’un qui n’attend donc plus rien d’aucun geste propiatoire – choisit le feu pour se suicider, une petite voix nous dit à la radio qu’il s’est immolé par le feu[3]…
Mais immolé à quoi ? Peu importe au monde moderne : on peut se suicider, mais pas offrir sa vie. On s’immole au néant.
Récupération infamante
La récupération infamante, enfin, sert à recycler quelques mots ou locutions qui ne semblaient pas pouvoir être utilisés dans les catégories précédentes. Car il faut faire feu de tout bois, n’est-ce pas.
Un rendez-vous imposé, rempli de propos solennels et creux ? Une grand-messe, voyons. Où sera répandue la bonne parole. Un discours moralisateur et – partant – hypocrite ? Un sermon, tenu par des curés.
Voilà un feu qui réchauffe peu, certes, mais il n’y a pas de petites économies.
Les rites de l’homme moderne
Résumons-nous en dépeignant l’emploi du temps de l’homme moderne : après avoir consacré sa semaine à l’application de ce qu’il aura appris à l’occasion d’un séminaire, il aura la joie d’aller acheter des yaourts vendus par une laitière qui, s’étant enfin échappée d’un tableau de Vermeer, a trouvé à quoi consacrer son temps. Il fera cela le samedi, en attendant que son hypermarché préféré obtienne enfin l’autorisation d’ouvrir le dimanche ; ce jour pourra alors être consacré aux emplettes. N’en déplaise aux curés de tous bords, dont plus personne n’écoute les sermons.
Cet été, il ira en vacances à Perpète-Chignole. Il prendra pour cela l’autoroute, participant à ce véritable exode (tiens, tiens…) que constituent les déplacements des estivants. Etant doué d’une solide conscience politique, il n’ira plus rôtir dans un de ces pays méditerranéens où tout va si mal que de temps en temps un pauvre homme s’immole par le feu. Arrivé sur place, il pourra communier avec des bateleurs sympas, citoyens et interactifs conviés par M. le maire. Lequel aura précisé que ce festival n’aura rien des grands-messes d’antan. Ils ouvriront dans son esprit un espace de radicalité et de subversion.
Jusque là, il se savait libre. Mais pas à ce point ! Il est reconnaissant à ces artistes et sait, grâce à eux, que si son esprit est libre, ce n’est pas par l’opération du Saint-Esprit !
Après cela, il se trouve encore des gens pour nier les racines chrétiennes de l’Europe ! C’est à n’y rien comprendre.
Seulement, songeons que les racines nourrissent les arbres. Avec le bois de ces arbres, on fit autrefois une croix ; on peut aujourd’hui, pour s’en souvenir, sculpter des crucifix, ou bien les stalles dans le chœur d’une cathédrale. On peut aussi fabriquer à la chaîne des meubles à assembler soi-même ; ou encore allumer un barbecue.
A défaut de mieux, disons que le choix peut relever d’une affaire de goût.
Encore un post-scriptum ??? Lapaque, encore et toujours
Je vous parlais l’autre jour d’Autrement et encore, de Sébastien Lapaque. Cette fois, j’ai commencé ce livre. On y trouve une magnifique réflexion sur le pain dans les pages 141 à 147. Un antidote à la profanation de tout par tout le monde.
Et, puisque c’est demain la Pentecôte, recevez en abondance les dons… du Saint-Esprit !
[1] En termes financiers uniquement. A-t-on jamais vu des charlatans s’enrichir d’une autre manière ?
[2] Tout est si banal désormais que plus personne n’est ému lors de son baptême de l’air…
[3] Aucun autre moyen de se supprimer ne semble appeler ce mot.
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