Nous avions laissé, il y
a environ deux ans, l’œuvre – encore naissante, mais de moins en moins,
fatalement – de Clément Bénech en refermant Lève-toi et charme avec
l’espoir de voir ce jeune écrivain suivre la voie prometteuse qu’il avait déjà
engagée en 2013 avec L’été slovène. Force est d’admettre qu’avec Un
amour d’espion, paru cette année, l’espoir se confirme : le style, la
construction, le ton, deviennent reconnaissables sans tomber dans le procédé
mécanique ; l’écrivain a cessé d’être naissant, il est né.
Vers la fin de Lève-toi
et charme, le narrateur disait avoir conclu une soutenance de thèse en
géographie par ces mots : « C’est donc là le pouvoir
multiplicateur des technologies numériques […]. Elles rapprochent ce qui
est proche, et éloignent ce qui est lointain. » Rien de neuf, en
somme, ne nous serait donné par ces outils, si ce n’est l’amplification, voire
l’exagération de rapports déjà existants des uns avec les autres et de tous
avec le monde.
Il serait tentant de
chercher à voir dans Un amour d’espion une « suite libre » qui
viendrait confirmer ou infirmer ce propos. Après tout, on y communique beaucoup
par le biais de réseaux « sociaux », d’applications de
« rencontre » et de messageries électroniques. Le mot biais
n’est pas utilisé ici par hasard : l’immédiateté revendiquée par
l’individu moderne passe par bien des intermédiaires. Mais ne réduisons pas ce
livre à la condition de roman à thèse, ce qui serait injuste et
ennuyeux. Mieux vaut voir dans ces biais – ou ces moyens – des possibilités
romanesques, tant pour l’intrigue que pour l’écriture.
Pour ce qui est de
l’intrigue, elle est à la fois simple et apparemment incongrue : le
narrateur, contacté par une « amie » numérique (ils ne se sont
rencontrés qu’une fois), est invité par celle-ci à passer l’été à New York pour
enquêter sur son amant (ou ex-amant), qu’elle a rencontré grâce (en partie, du
moins) à une application informatique faite pour cela et sur qui elle a des
doutes à cause de commentaires accusatoires laissés à la suite d’articles
publiés sur le site internet de la revue dans laquelle il écrit.
L’amant en question,
c’est Dragan, critique d’art contemporain, quadragénaire et d’origine roumaine.
Un homme que la filature menée par le narrateur et les récits d’Augusta, sa
« commanditaire » vont nous dessiner peu à peu. Nous découvrons donc
un esprit d’où émane une sorte d’antimodernisme apparemment souriant et
tranquille. Question de génération, peut-être ? Par son âge, Dragan a connu
le « vieux monde », celui qui se donnait des airs civilisés, qui
puisait son humanité – ou ce qu’il en restait – dans les détours et où
l’histoire avait encore de l’épaisseur. Toutes ces choses, Augusta et le
narrateur, qui n’ont pas vingt-cinq ans, le perçoivent peut-être moins, étant a
priori imprégnés de modernité, voire de post-modernité[i]. A
parler de génération, il faudrait aussi mentionner le cas de John DuBarry,
plasticien et ami de Dragan : un sexagénaire, de ceux qui ont volontiers
jeté le « vieux monde » aux orties pour gober et faire gober le
« nouveau ». Mais ne nous enfonçons pas dans ces histoires de
générations, toujours exagérées et douteuses[ii].
Quoi qu’il en soit, c’est
le poids de l’histoire – roumaine en particulier – qui fait ressortir le
contraste entre Dragan et nos jeunes personnages : la filature, qui est
pour le narrateur un genre de jeu de piste riche en épisodes comiques, sera
l’occasion de découvrir, à la fin, pourquoi le commentaire « asasin »
(en roumain dans le texte) régulièrement asséné en bas des articles publiés en
ligne par Dragan n’a rien d’anodin ni d’amusant pour lui. Dragan adressera
ensuite à Augusta une longue confession, grave et émouvante[iii]
(les Roumains ne peuvent pas être ironiques en permanence ; ils ont le
droit, de temps à autre, de se confier).
Cela posé, le narrateur
entreverra ce côté tragique, à l’issue de son enquête, après avoir dû entendre
une chanson publicitaire pour les fours à micro-ondes DI-MI-TRES-CU ! Il
se trouvera des gens graves pour dire que cela n’est pas très sérieux. Et
d’autres pour trouver cela tout à fait dans le ton volontiers pince-sans-rire
de ce roman.
Comme dans Lève-toi et
charme, les couches et les registres sont multiples, entre les récits et
descriptions écrits dans une langue classique, sobre, élégante, les dialogues
bancals de messagerie électronique, et les photos, dessins ou cartes[iv]
insérés dans le texte, comme pour le compléter. L’effet est plus réussi lorsque
ces inserts ne sont accompagnés d’aucun commentaire ni d’aucune présentation,
ceux-ci alourdissant quelque peu le texte (comme c’est le cas, par exemple,
page 122, où le dessin d’un « arrosoir arrosé »[v] est
précédé d’un « voici à peu près l’apparence de cet objet » qui
ne nous apprend rien). Le procédé, qui existait déjà dans Lève-toi et charme,
a pris de l’ampleur, allant jusqu’à l’insertion sur deux pages d’une
reproduction (feinte pour les besoins du roman, évidemment) d’un article de
journal.
Quant au titre : Un
amour d’espion, quel est cet amour, quel est cet espion ? L’amour
entre Dragan et Augusta ? Ou celui du narrateur pour Augusta ? Aucun
indice explicite ne saurait confirmer cette dernière hypothèse. Tout lyrisme de
la part du narrateur est mis à distance par son ton détaché[vi].
Quant aux espions, force est de craindre que ce soit un peu tout le monde, avec
ces maudites applications…
[i] Ce qui n’interdit pas la
lucidité, comme en témoigne au début du roman une réflexion sur les « Marco Polo parodiques » que sont
devenus bon nombre de voyageurs contemporains.
[ii] D’ailleurs, le passage de
l’ancien au nouveau monde, à bien y regarder, est un phénomène auquel il nous
est donné d’assister tous les dix ou vingt ans.
[iii] Les révélations
tragiques qui y sont livrées peuvent faire songer à Revu et corrigé, de Peter Esterhazy, où l’auteur découvre après la
mort de son père que celui-ci avait régulièrement envoyé, et ce pendant des
années, des rapports sur toute sa famille à la police politique hongroise.
[iv] Le narrateur est étudiant
en géographie. Géographe pourrait être un métier rêvé, tels qu’ils l’imaginent,
pour quelques petits garçons : dessiner des cartes, y tracer toutes sortes
de lignes et d’arcs (en traits épais, fins, continus, pointillés ou mixtes)
délimitant des zones à hachurer ou à colorier, qu’il resterait ensuite à nommer
selon des critères variés. Plus sérieusement, les géographes projettent le
globe terrestre sur des surfaces planes. Comme ce roman projette sur le papier
un monde saturé de liens et d’images…
[v] Dessin fort drôle au
demeurant, qui n’est pas sans rappeler le cor bouché de Vente à la criée du lot 49, de Thomas Pynchon. A propos de Pynchon,
on mesurera l’écart entre le traitement fait à une enquête sur fond de
« nouvelles technologies » dans Un
amour d’espion (mesuré, ironique, apparemment futile) et dans Fonds perdus (burlesque et paranoïaque).
[vi] Pour définitivement
accabler Clément Bénech sous les références, signalons aux amateurs, page 194,
un fort beau jeu de mots qu’il faut bien qualifier de blondinien : quelque
chose comme un calembour ou un à-peu-près non dénué de profondeur.
Bon, nous allons nous ruer sur la page 194... Merci pour cette critique bien troussée, mieux que ça.
RépondreSupprimerCe n'est pas moi qu'il faut complimenter pour cette page 194. C'est Clément Bénech !
SupprimerS.L.