Aimez-vous choquer le
bourgeois ? Si c’est le cas, quoi de mieux pour cela que d’évoquer, sans
que l’actualité y invite, l’œuvre d’un écrivain aux relents, disons…
méphitiques ? Lucien Rebatet pourrait sembler fort indiqué, à condition d’avoir
sous la main des bourgeois un rien cultivés à choquer. Cela posé, le bourgeois,
faute de culture ou de mémoire, dispose aujourd’hui de moteurs de recherche…
Mais laissons là les bourgeois.
D’autant qu’il ne s’agit
pas de s’intéresser à quelques propos de circonstance de Rebatet (ceux tenus
dans Les Décombres par exemple) qui ne nous intéressent pas et qui
manquèrent de lui faire connaître quelque matin blême auquel n’échappa pas un
Brasillach. Non, il est question ici d’un monumental roman, Les deux
étendards, que Rebatet acheva dans sa prison, en 1951.
Un résumé trop bref
serait trompeur : les relations, vers 1925, de Régis et Michel, amis et
vaguement cousins, avec une jeune fille, Anne-Marie ; quoi, mille trois
cents pages pour nous exposer une enième variante de l’éternel triangle
amoureux ? Pas tout à fait, puisque Régis se destine[i] à la
prêtrise (plus précisément en tant que jésuite) et qu’Anne-Marie, avec qui il
partage un amour tendre et aussi chaste que possible, a prévu de se faire
religieuse… L’irruption de Michel dans cet univers parfait et apparemment clos[ii] va
compliquer les choses.
C’est d’ailleurs la
traversée par Michel de cet amour – et de son amitié avec Régis – qui nous est
ici contée, en tant que partie d’un itinéraire esthétique, intellectuel,
spirituel, sentimental et sensuel[iii].
Michel, donc, après quelques années dans un collège religieux de province, part
étudier à Paris. Là, il connaît diverses formes de débauches tout en se
repaissant d’art, de musique et de littérature. Après une visite de Régis, il
rejoint celui-ci à Lyon, où il fait la connaissance d’Anne-Marie. Par quel mécanisme
(admiration, désir de plaire, soif spirituelle) s’engage-t-il sur ce qui paraît
être le chemin de la conversion, lui dont les bons pères n’avaient réussi qu’à
faire un athée enragé, révolté jusqu’à la caricature ? Jusqu’à la
caricature, c’est précisément où risque de le mener cette apparente conversion ;
jusqu’à singer avec une certaine Yvonne les liens qui unissent Régis et
Anne-Marie, avec d’ailleurs les encouragements de ces deux-là.
Il se cabrera donc. Par une
réaction d’orgueil, à n’en point douter, qui va jusqu’au refus de la grâce[iv],
mais aussi par la conscience de ce qu’il posait, y compris à ses propres
yeux, au converti[v].
Il entraînera Anne-Marie
dans cette nouvelle révolte, rompant tout lien avec Régis et fuyant avec elle
toujours plus loin, d’étreinte en étreinte… Tout finira par ce qui semble être
un naufrage complet, saccage de tout amour et de toute amitié. Seul Régis
demeurera sûr de lui.
Ce dernier personnage
pose un problème (à moins que ce ne soit un ressort romanesque ou un trait
volontiers caricatural de la part d’un auteur dont le moins que l’on puisse
dire est que ses sentiments n’étaient guère catholiques) : toujours
content de soi, ce futur prêtre paraît faire preuve à l’égard de Michel d’un
esprit plus prosélyte que missionnaire. Croyant sans doute l’attirer par ses
penchants intellectuels et esthétiques, il en fait un connaisseur de divers
auteurs mystiques avant d’en faire un croyant (et un croyant incarné,
apprenant à s’abandonner à la grâce)[vi]. Les
outils qu’il croit lui fournir deviendront des armes redoutables entre les
mains de Michel, lorsque celui-ci se révoltera, pour influencer Anne-Marie.
On l’imagine, un tel
roman comporte de longs passages introspectifs, souvent répétitifs, parfois
ennuyeux. Des scènes crues aussi, d’un érotisme presque anatomique, qui eussent
gagné à être quelque peu abrégés. Ces introspections et cette passion physique,
ainsi que les poses et les emportements de Michel, voilà qui penche du côté de
quelque romantisme, celui dont naissent de temps à autre des surgeons
grandioses ou monstrueux, selon les goûts ou les sensibilités. La façon dont
les lieux s’accordent aux sentiments des personnages – de Michel surtout – l’atteste,
qu’il s’agisse du mont Brouilly ou de divers quartiers de Lyon, en particulier
d’une petite place quelconque, qui deviendra dans le vocabulaire des trois
personnages « la place antique ».
Cet écho du romantisme,
on le retrouve bien entendu dans la musique, en particulier celle de Wagner,
ultime ciment de l’amitié entre Michel et Régis. D’autres musiques sont d’ailleurs
évoquées, avec par exemple un aperçu intéressant du jazz tel que l’on pouvait l’entendre
à Paris vers 1925, joué par des orchestres noirs américains de passage ou
exécuté par des musiciens du cru, imitateurs encore maladroits ou mécaniques
quand ils ne se contentent pas de tirer quelque profit de la mode du jour[vii].
Les nuits parisiennes, du
reste, ainsi que la bourgeoisie lyonnaise, fournissent à Rebatet des motifs d’heureuses
descriptions, volontiers satiriques, d’un ton tout autre que celui d’autres
passages. On retrouve quelque chose de ce ton dans les derniers chapitres, qui
prennent des formes de plus en plus variées : plus libres ou écrits à la
hâte, peu importe, le résultat étant vif. Ce ton satirique, allez savoir si ce
n’était pas celui des Décombres ? Et là… Il serait d’ailleurs peu
honnête de cacher que certaines tirades antichrétiennes de Michel sont teintées
d’antisémitisme, nous faisant une fois de plus au passage le vieux coup des « quatre
juifs obscurs » pour désigner les quatre Evangélistes. Il n’est pas
impossible que Rebatet ait adhéré à ce fatras indigeste[viii] et
que cela ait contribué à l’amener aux prises de positions insensées qui lui
valurent des ennuis à la Libération.
Cette digression
biographique et historique devrait normalement n’avoir aucune importance. Cependant,
si Rebatet avait écrit Les deux étendards dans d’autres conditions que celle de
la prison, gageons qu’il eût eu tout loisir de se relire, d’affiner, d’élaguer
son texte. En somme, c’est surtout au grand écrivain qu’eût pu être Rebatet que
le funeste polémiste qu’il fut fit du tort[ix]. Avec
ce talent, le chef-d’œuvre n’était pas loin.
A la parution des Deux
étendards, en 1951, Roger Nimier écrivit de ce roman qu’il « appartient
à cette littérature vivante où la passion emporte tout, même l’ennui »[x]. Ce n’est
pas entièrement faux.
[i] Plus, semble-t-il, qu’il
ne s’y sent appelé.
[ii] Du moins est-ce l’impression
que donne le roman.
[iii] Anne-Marie aura aussi sa
part dans cet itinéraire. Il est permis de se demander si ce n’est pas elle
autant que Michel qui doit choisir entre ces « deux étendards »,
celui du Ciel et celui du Monde (selon St Ignace de Loyola).
[iv] Péché contre l’Esprit :
le pire de tous ; il en est rendu compte dans les « éphémérides du
péché mortel », au chapitre XXI (sur trente-sept !).
[v] La chose était assez en
vogue en ces années : que l’on veuille songer à Jean Cocteau ou – pour
décidément choquer le bourgeois – à Maurice Sachs. Tout autre (plus profond)
est le cas d’un Max Jacob.
[vi] En somme, Régis paraît
plus se soucier de faire de Michel un genre de chrétien « d’élite »
que d’en faire un chrétien ou, mieux, de lui offrir de pouvoir le devenir.
[vii] Rebatet est aussi connu
pour son Histoire de la musique, œuvre
d’un mélomane sincère, érudit, passionné et quelquefois injuste, lorsque
surnagent certains de ses préjugés (sur le jazz et les musiciens juifs qui y
contribuèrent dès les années 1920, notamment). Ajoutons que, sous le pseudonyme
de François Vinneuil, il fut aussi un critique cinématographique exigeant et
violent, que François Truffaut citait volontiers comme modèle.
[viii] Sur le caractère
autobiographique (en partie du moins) des Deux étendards et sur d'autres aspects, on pourra lire ceci,
de Pierre Jova, dans les Cahiers libres.
[ix] Et ce après – et de ce
fait, peut-être – le parcours spirituel – notamment – décrit dans Les deux étendards.
[x] L’article est reproduit
dans les Journées de lecture parues
en 1965 chez Gallimard.
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