Le site internet du
magazine Causeur ressemble à un marché aux puces. S’y côtoient dans
divers domaines – arts, religion, politique – le meilleur et le pire. Des
plumes talentueuses et des tâcherons nous y livrent avec plus ou moins de peine
des articles au contenu navrant ou passionnant, selon l’arrivage. Et cela pleut
tous les jours, ainsi que les commentaires – fort inégaux – des lecteurs.
Pour le meilleur,
mentionnons par exemple un bel article de Frédéric Rouvillois sur l’accueil des
réfugiés (ici), avec son lot de commentaires plus ou moins éclairés (souvent
moins que plus, j’en ai peur).
Pour le pire, le choix
est riche et par charité nous ne livrerons pas de noms. Reste l’entre-deux. Du
tout-venant, du ronron moyen ? Pas nécessairement. Il arrive que la
médiocrité n’émane pas d’une soupe tiède. Elle sait parfois s’habiller.
Un
début prometteur
Prenons par exemple une
critique théâtrale publiée le 3 octobre et signée par M. Romain Debluë : Quand Strindberg commet un nain père, sous-titrée « Le problème d’une pièce
de Strindberg, c’est Strindberg ». Cette critique a pour objet Père,
pièce de Strindberg, dans la mise en scène d’Arnaud Desplechin donnée en ce
moment à la Comédie française.
Cela commence fort bien.
Le premier paragraphe de l’article livre un point de vue intéressant sur ce que
doit être une mise en scène. M. Debluë écrit en l’occurrence que Desplechin
« a, précisément, l’humilité de servir et non d’asservir » le
texte qu’il met en scène. Voilà une idée dont de nombreux metteurs en scène de
théâtre devraient plus souvent se souvenir. M. Debluë a apprécié le travail
d’Arnaud Desplechin et des acteurs, ce dont il rend compte fort honnêtement.
Seulement, M. Debluë
n’aime pas Père en particulier – ce qui est son droit – ni, semble-t-il,
l’œuvre d’August Strindberg en général – ce que personne n’est autorisé à lui
interdire. Voyons à quels arguments il a recours pour justifier son peu de goût
pour Strindberg.
Une
critique en pointillé
M. Debluë reproche à Père
d’être un « verbeux navet, une manière de long gémissement stridulé par
un vieux militaire à demi fou », avant de donner quelques exemples de
ce que cette pièce a de convenu, de laborieux et d’hystérique. Les exemples
exhibés nous donnent à penser que la chose est fort possible (je ne me rappelle
pas avoir lu ou vu jouer Père). Et ma mince connaissance du théâtre de
Strindberg – hormis les drames historiques, inconnus du public francophone, qui
ont leur intérêt si l’on veut bien leur passer une certaine grandiloquence – me
porterait à aller dans son sens. Dans ce théâtre-là, on n’est jamais bien loin
d’une folie qui est précisément celle de Strindberg, folie que l’on retrouve
dans un de ses récits, Inferno. D’où une certaine justesse dans le
sous-titre de la critique faite par M. Debluë : « Le problème
d’une pièce de Strindberg, c’est Strindberg ».
Or cette critique qui
tombe souvent juste est entrelardée de considérations hâtives qui la gâchent
complètement.
Scandinavisme
Ces considérations vont à
l’encontre du sous-titre. A les en croire, le problème de Strindberg, ce n’est
pas Strindberg, mais la Scandinavie et les êtres étranges et névrotiques qui la
peuplent. Révélation qui permet à M. Debluë de nous asséner avec une juvénile
assurance – et le style se voulant violent qui va avec – quelques-uns des pires
clichés qui traînent lorsqu’il s’agit du « misérable patrimoine
artistique » de « ces "germains périphériques"
dont parlait Rebatet »[i].
Après tout, considérer les
Scandinaves, en particulier ceux du XIXe siècle, comme des Germains périphériques
en matière artistique n’est pas complètement sot. Cela rend compte chez eux
d’une certaine pesanteur passablement germanique en effet, mais aussi d’un
certain retard somme toute provincial par rapport aux avant-gardes artistiques du
continent (comme on dit dans nos glaciales forêts de bouleaux) en général
et de Paris (ce qui est moins germanique) en particulier quand il s’agit de
littérature. Le résultat n’est en rien le néant que suppose M. Debluë :
disons que dans l’ensemble il a l’air d’une imitation plus ou moins habile de
ce qui se faisait en France quelques années auparavant (y compris
l’intarissable néant de Zola), d’où émergent çà et là des voix originales.
Celle de Strindberg, par exemple, qui tâtonna toute sa vie pour trouver sa voie,
du naturalisme au symbolisme, en passant par de sottes utopies et un inquiétant
expressionnisme : son parcours n’est pas sans faire penser, en moins
affecté peut-être, à celui de son contemporain Huysmans (ou à celui d’un
personnage de roman de Huysmans) ; le meilleur de son œuvre réside sans
doute, plus que dans son théâtre, dans quelques-uns de ses romans réalistes (et
non naturalistes) comme Le Salon rouge ou Les Gens de Hemsö[ii].
Mais les appétits de
généralisation qui ont saisi M. Debluë l’égarent, venant à lui faire fourrer
dans le même sac Strindberg et Ibsen, de quoi faire se retourner chacun des
deux dans sa tombe : sans doute faut-il y voir une habitude bien française
et plus que centenaire – ah, les brumes scandinaves ! Tous ces gens
seraient des « Vikings » à la vie conjugale perturbée :
« Les couples scandinaves semblent avoir l’altercation conceptuelle et
la dispute spéculative », c’est joli, c’est bien troussé, mais
pourquoi faire du cas des personnages d’une pièce d’un auteur donné celui de
tous les Scandinaves ?
Il a pu aussi paraître
fort joli à M. Debluë de sentir dans Père « la pataude patte
d’un norvégien névrosé, tout galeux de protestantisme et de naturalisme »,
mais cela appelle quelques brèves remarques.
D'abord, s’il est
question de Strindberg ici (mais patience, nous y reviendrons), le considérer
comme « tout galeux de protestantisme », c’est ne pas avoir lu
(ou vu jouer) certains de ses drames historiques comme Le Rossignol de
Wittenberg ou Christine[iii].
Ensuite, « tout
galeux de protestantisme et de naturalisme » me paraît une tournure
barbotée à Bloy (qui saura trouver où ? dans son journal ?) ou alors
mal imitée de lui. N’est pas Bloy qui veut : M. Debluë s’englue
pataudement les pattes.
Puis il
faudrait apprendre à M. Debluë le français : on écrit un Norvégien
névrosé et non un norvégien névrosé, de même que l’on écrit des
Germains périphériques et non des germains périphériques.
Enfin, qui est ce
Norvégien dont nous entretient M. Debluë ? Certainement pas Strindberg,
qui était Suédois[iv].
Quel amateurisme ! Comme eût dit Bloy, on n’est pas plus belge[v]…
[i] Citer Rebatet me semble
dénoter un désir – tout aussi juvénile qu’un certain baroquisme violent – de
choquer le bourgeois. Passons (d’autant qu’il ne s’agit pas, apparemment, d’une
citation extraite des écrits les plus polémiques dudit Rebatet ; mais
demeure sans doute pour l’auteur de la critique en question ici le plaisir de
voir quelques taureaux foncer sur le chiffon ainsi agité).
[ii] Röda rummet (1879), Hemsöborna
(1887)
[iii] Dans le texte : Näktergalen i Wittenberg et Kristina.
[iv] Observons qu’aucun des
lecteurs qui ont laissé des commentaires à cet article n’a relevé une aussi
grossière erreur.
[v] Pour saisir toute la
finesse de cette blague de viking sur nos amis les Gaulois périphériques, voir
ici.
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