Quoi de plus romanesque
qu’une imposture, si l’on considère que l’intrigue d’un roman digne de ce nom
s’appuie souvent sur une situation bancale ? L’inadéquation entre ce
qu’est un homme et ce qu’il paraît est à ce titre une aubaine pour le
romancier. Surtout si cette inadéquation repose sur un mensonge, que
l’imposteur mente aux autres ou qu’il se mente à lui-même, voire aux autres et
à lui-même (ayant parfois fini par s’intoxiquer à force de mentir).
Cela peut donner des
perles, des chefs-d’œuvre, voire des classiques, aussi bien sous des formes
comiques que dramatiques, voire tragiques ou mystiques. On pense évidemment
dans ce dernier cas aux tourments de l’abbé Cénabre dans L’Imposture de
Bernanos. Dans le premier, bien entendu, il y a Don Quichotte, farce
essentielle. On pourrait encore citer, entre le grotesque et le drame, Madame
Bovary[i].
Javier Cercas, écrivain
espagnol, s’est penché, lui, sur le cas bien réel (pour ainsi dire) d’Enric
Marco dans L’Imposteur, dont la traduction est parue cette année chez
Actes Sud.
La
carrière d’un imposteur
Qui est cet Enric Marco
dont il est question dans L’Imposteur ? C’est aujourd’hui un alerte
nonagénaire qui a connu quelque notoriété dans son pays à partir de la mort de
Franco. A cette époque, il deviendra président de la CNT, syndicat anarchiste
qui ne survivra que quelques années à sa sortie de la clandestinité. Puis il
occupera de hautes fonctions dans une association catalane de parents d’élèves,
avant de prendre la tête de l’amicale des anciens déportés espagnols de
Mauthausen, où il deviendra, selon les termes de Cercas, « une rock
star de la mémoire historique ». Et là, en 2005, tout
s’effondre : un historien révèle que Marco n’a jamais été déporté en
Allemagne, comme il le prétendait.
Nous avons en fait
affaire à un homme qui a connu une enfance difficile dans une famille aux idées
anarcho-syndicalistes, qui s’est vraisemblablement porté volontaire dans
l’armée républicaine en 1938, à l’âge de dix-sept ans. Désireux d’échapper sous
Franco au service militaire, il sera travailleur volontaire en Allemagne à
partir de 1941 ; là, pour avoir tenu des propos imprudents, il sera
emprisonné quelques mois puis relâché après son acquittement ; à la fin
d’une permission qu’il passe dans sa Barcelone natale, il ne repartira pas. Il
deviendra garagiste, connaîtra des hauts et des bas et même quelques ennuis
avec la police « franquiste », mais plutôt pour de menus
larcins ; il épousera successivement trois femmes, la dernière ayant été
séduite par son bagout et les récits de ses exploits d’opposant clandestin
qu’il fait volontiers sur les bancs d’une université où il s’est lancé dans des
études d’histoire. C’est à cette dernière époque, vers 1970, qu’il commencera à
se pousser dans les milieux de moins en moins clandestins de
l’anarcho-syndicalisme…
Voilà une matière
première pour le moins alléchante pour un romancier, pourrait-on croire.
Une
riche matière
L’imposture d’Enric Marco
permet de fait à Cercas d’aborder de nombreux thèmes. Il y a évidemment la
psychologie de l’imposteur, qui donne lieu à un rappel du mythe de Narcisse vu
dans son vrai sens : c’est de voir son image que Narcisse meurt. Marco
peut donc être perçu comme quelqu’un qui, en premier lieu, se ment à
lui-même : ses mensonges finissent par devenir sa vérité. Un cas classique
mais toujours intéressant, en somme.
Dans son enracinement
historique, cette imposture permet aussi de traverser l’histoire de l’Espagne
depuis les années 1930 : la guerre civile, l’installation puis le déclin
du franquisme sur fond de résignation de la population, qu’elle y soit
favorable ou non, la transition vers la démocratie puis la résurgence d’une
mémoire peut-être occultée.
Les demi-vérités et les
mensonges dont Marco a fait usage pour ériger sa statue de combattant héroïque
nous font plus particulièrement entrevoir le petit monde de l’extrême gauche
anarchiste, avec les conflits de générations qui la déchirent après 1975. Quant
à la vérité, elle nous suggère comment Franco a pu finasser pour mener sa
barque pendant la seconde guerre mondiale : flattant d’abord l’Allemagne
en y envoyant des travailleurs volontaires[ii], il
ne se formalisera guère, à partir de 1943, si ceux-ci choisissent, à l’issue
d’un congé ou d’une permission, de ne pas y retourner ; le vent a tourné
et Franco a désormais d’autres vainqueurs à séduire. C’est à peu près ce qui
arrivera à Marco, avec en plus quelques mois de prison du côté de Kiel,
expérience qui, des décennies plus tard, sera enjolivée pour servir au récit
d’une déportation.
La transition
démocratique, en Espagne, se fit apparemment au prix d’un pacte tacite :
ne pas remuer le passé, afin de ne raviver aucune querelle qui eût pu s’avérer
dangereuse. Le procédé n’est pas neuf, et nous autres Français pouvons citer
les exemples - hautement politiques et honnis par toutes sortes d’ultras – de
Henri IV et de Louis XVIII.
Ce ne sont pas les ultras
– en l’occurrence d’extrême gauche – qui mettront à mal ce « pacte »
à partir des années 1980 ou 1990, mais bien plutôt une mode répandue en Europe
qui a consisté – et consiste encore – à remplacer l’étude de l’histoire par la
célébration de la mémoire. Célébration qui, selon Cercas, serait devenue une
véritable industrie, remplaçant la vérité historique – ou sa recherche – par la
fabrication massive de clichés jouant sur des émotions, tombant ainsi dans une
forme du kitsch apparentée à celles identifiées par Hermann Broch dans ses Quelques
remarques à propos du kitsch. Marco, fin opportuniste, toujours en quête
d’un masque neuf et de notoriété, ne pouvait qu’enfourcher cette nouvelle
monture. Et avec quel succès !
Un dernier thème que l’on
ne saurait occulter dans le récit d’une imposture est le constant souci de
l’imposteur de ne pas dévoiler qu’il n’est pas à sa place. Ce qui est évoqué
dans les pages relatives au passage de Marco à la tête de la CNT :
« […] il n’avait
pas […] une vision très claire des idées qui devaient ou pouvaient
guider ses activités […]. Cependant, Marco […] a immédiatement
déployé deux tactiques complémentaires pour cacher ces lacunes dramatiques. La
première consistait à faire moins ; la seconde à faire plus. »
Au fond, cette manière
d’essayer de durer autant que possible en ménageant les uns et les autres tout
en exploitant quelques idées ramassées ici et là n’est pas pire que ce que fait
à peu près n’importe quel politicien lorsqu’il est au pouvoir, qu’il soit un
autodidacte ou un énarque…
Un
roman ?
Ces considérations nous
semblent fort pertinentes, de même que la découverte de morceaux d’histoire de
l’Espagne – pour qui est peu au fait de ladite histoire – est passionnante.
Cependant, le récit de la vie réelle et celui de la vie inventée d’Enric Marco
nous sont ici servis par tranches d’une épaisseur variable, avec de nombreux recoupements,
de nombreuses répétitions qui donnent au lecteur le sentiment de relire des
passages entiers du même livre. Et ce sentiment n’est pas agréable.
Il est renforcé par la
répétition de réflexions de l’auteur qui reviennent à tout bout de champ, comme
celle selon laquelle le passé serait un aspect du présent (ce qui n’est pas
faux, d’ailleurs), pensée que Cercas dit avoir empruntée à William Faulkner.
D’ailleurs, les morceaux de la biographie réelle ou imaginaire de Marco sont
entrecoupés de moments où Cercas s’interroge, hésite, se tâte quant à la
pertinence de ce livre au point qu’un chapitre entier – le seul moment de
fiction – en comporte une part de critique.
On pourrait croire, en
somme, à une sorte d’essai – brillant par certains côtés, ennuyeux par
d’autres, comme son caractère répétitif – historico-polémico-politico-moral
dont la part d’introspection n’est pas sans sévérité.
Or nous lisons sur la
couverture : « roman ». Nous nous attendions peut-être à trouver
là un roman sur Enric Marco. Il n’en est rien. Cela serait plutôt un roman où
un personnage nommé Javier Cercas rassemble la matière d’un roman sur Enric
Marco, un « roman sans fiction », et s’interroge sur ce qu’il
peut ou doit faire de cette matière.
Invité l’autre soir sur
France-Culture[iii],
Javier Cercas affirmait sa conviction de ce que tout est permis dans le
roman : celui-ci peut prendre la forme qui semblera bonne à son auteur,
quelle qu’elle soit. C’est un point de vue qui a sa pertinence.
Nous ne reprocherons donc
pas à Javier Cercas de ne pas nous avoir livré un récit linéaire, léché et
calibré. Il est nécessaire que les artistes cherchent en permanence des formes
nouvelles, en particulier en ce qui concerne le roman. Néanmoins ce « roman
sans fiction » présente quelques inconvénients de taille.
Tout d’abord, la présence
de personnages uniquement réels bride l’imagination de l’auteur, d’autant plus
que bon nombre d’entre eux sont encore en vie.
Ensuite, cette absence de
fiction interdit à l’auteur la distance nécessaire au procédé de transposition
qui permet l’écriture d’un roman : il reste au ras des faits réels et des
hypothèses. En quelque sorte, par cette contrainte qu’il s’est imposée, il est
obligé de se contenter de nous livrer le matériau brut assorti de quelques
réflexions. Un peu comme si nous allions au restaurant pour rencontrer le chef
et l’écouter nous parler de son pot-au-feu en nous montrant le plat-de-côte,
les carottes et les navets.
Enfin, nous sommes
toujours partagés entre l’intérêt et la déception devant ce roman : les
interrogations, les atermoiements et les retours sur soi de l’auteur-narrateur,
que nous eussions pu prendre au début pour une sorte de lever de rideau,
viennent constamment briser l’élan du récit. L’impression générale est celle
d’un livre qui serait constitué de sa préface finissant par devenir sa
postface.
En somme, une forme
élevée et raffinée de littérature n’est jamais bien loin, mais nous demeurons
sur le pas de la porte.
[i] Pour sortir du roman, on
peut aussi lire Le Collectionneur
d’impostures, amusant et érudit recueil de brefs récits écrits par Frédéric
Rouvillois, paru en 2010 chez Flammarion. Rouvillois n’a pas placé Marco dans
sa collection, ce qui est regrettable.
[ii] Nous avons eu cela en
France à la même époque. On se souviendra du cas de Georges Marchais…
[iii] Jeudi 15 octobre, dans
un entretien avec Laure Adler. Plaisir d’entendre un homme posé, courtois, aux
propos intelligents et articulés, s’exprimant dans un excellent français avec
tout juste une pointe d’accent espagnol. Nous en aurions presque oublié le
babillage de Mme Adler…
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