Les Français plus ou
moins informés auront tous plus ou moins entendu parler d’un entretien accordé
récemment par le pape au quotidien La Croix. C’est un entretien fort
riche, dense du fait de sa relative concision, et il mériterait de longues analyses
que je vous épargnerai, d’autres les ayant déjà faites et fort bien[i].
Naturellement, tous les
commentaires suscités par cet entretien ne sont pas aussi fins ni aussi
bienveillants que ceux auquel je renvoie. Quelques politiciens y sont allés de
leur petit couplet superficiel, comme par exemple M. Le Maire, fort bien mis à
sa place par Koztoujours. Il y a aussi, comme toujours hélas, le cas
inquiétant des supercatholiques qui savent tout mieux que le pape, surtout
lorsqu’il est question de catholicisme. Ces curieux individus semblent ne
jamais se lasser de vomir sur lui depuis trois ans un flot de bile aussi
abondant que ses couleurs sont peu liturgiques. Comme toujours, ils isolent une
phrase, un mot, feignant d’ignorer (ou ignorant vraiment) d’autres paroles ou d’autres
actes du pape, ainsi que leurs justifications proprement évangéliques et leur
inscription dans une longue tradition.
C’est le cas, en
particulier, de ce qu’a dit le pape, dans le susnommé entretien, à propos des racines
chrétiennes de l’Europe.
Alors, avons-nous des racines chrétiennes ?
Les habitués de la
présente chronique depuis ses origines auront peut-être un sentiment de déjà-vu
(voir ici) en lisant cet intertitre. Mais venons-en aux faits – c’est-à-dire
aux mots.
Rappelons ce qu’a dit le
pape aux journalistes de La Croix au sujet desdites racines :
« Il faut parler
de racines au pluriel car il y en a tant. En ce sens, quand j’entends parler
des racines chrétiennes de l’Europe, j’en redoute parfois la tonalité, qui peut
être triomphaliste ou vengeresse. Cela devient alors du colonialisme. Jean-Paul
II en parlait avec une tonalité tranquille. L’Europe, oui, a des racines
chrétiennes. Le christianisme a pour devoir de les arroser, dans un esprit de
service comme pour le lavement des pieds. »
Je ne vois pas là de quoi
nourrir – sinon artificiellement – l’hystérie des antipapistes : « L’Europe,
oui, a des racines chrétiennes. » L’antipapiste de base traduit sans
doute cela comme leur reniement par le pape…
On ne voit pas qui
pourrait nier ces racines. Ne se manifestent-elles pas tous les jours devant
nos yeux ou à nos oreilles ? L’art, l’architecture, la musique, la
littérature en témoignent. La morale aussi, ou ce qui en reste, même d’une
manière dévoyée. Le calendrier, la toponymie, les noms et prénoms, et aussi le
vocabulaire : même inconsciemment, même en étant ignorant ou indifférent,
n’importe quel Européen parlera une langue imprégnée d’expressions dont l’origine
est chrétienne ; même pour dire les pires sottises, parfois les plus
affreuses : c’est l’objet d’une bonne partie de l’Exégèse des Lieux
Communs, de Léon Bloy.
Les racines chrétiennes
de l’Europe sont donc une évidence, un fait. « Ne pas y croire »,
comme par exemple M. Moscovici, relève de l’ignorance, de la bêtise ou de la
malhonnêteté (y compris envers soi-même, ce qui se nomme aveuglement). Et M.
Moscovici, que je sache, est assez intelligent pour avoir fait quelques études.
Alors…
D’où vient cet
aveuglement ? Si j’en donne pour raison le reniement de ces racines, c’est
insuffisant. Il faut tâcher d’expliquer le reniement. Donnons quelques pistes. Pour
commencer, l’orgueil de quelques libertins et philosophes, aux XVIIe et XVIIIe
siècles. D’abord marginal car réservé à une petite élite, il s’éleva peu à peu
au rang de système. Il fut fort utile, dès la Révolution française, à l’établissement
de nouveaux régimes politiques, des démocraties libérales aux totalitarismes
divers qui contribuèrent peu à l’honneur de l’Europe au XXe siècle. Ces régimes
totalitaires se sont effondrés en Europe, et les démocraties libérales sont
bien fatiguées. Restent, dans un autre domaine que la politique, le
matérialisme et le capitalisme, qui s’accommodent fort bien de ce reniement :
les racines, quelles qu’elles soient, c’est encombrant et on n’a pas besoin d’en
acheter de nouvelles tous les quinze jours ; rien de bon pour le commerce
là-dedans.
Confusions
Naturellement, la
prudence des propos du pape sur nos racines chrétiennes a été confondue – à dessein
ou par réflexe – par les supercatholiques évoqués plus haut avec cette stupide
négation. Il est vrai qu’ils trouveraient certainement le moyen de le traiter d’hérétique
s’ils apprenaient qu’il dit souvent que Dieu est Père, Fils et Saint-Esprit. Il
est vrai que cette prudence contredit ces lassants personnages, portés à
identifier strictement Europe et christianisme.
A mon avis, ils sont dans
la confusion, les pauvres. Sans me vanter, je crois que ce que j’ai écrit plus
haut sur le caractère omniprésent et la nature diverse des traces de nos
racines chrétiennes permet de comprendre les raisons de cette confusion. L’imprégnation
chrétienne de la civilisation européenne se manifeste de mille façons : dans
les principes généreux de personnes à qui il ne viendrait pas à l’idée de se
dire chrétiennes, mais aussi dans les habitudes de ceux qui se disent tels ;
disons que ces derniers ont pour usage d’aller à la messe le dimanche matin, et
de tout oublier dès qu’ils sont sortis de l’église. A bien des arguments de
supercatholiques sortant su strict domaine rituel, il est facile d’opposer
une parole d’Evangile[ii]. L’imprégnation
chrétienne de notre civilisation a fini par leur faire confondre sagesse
populaire et enseignement de l’Eglise.
Cette confusion s’est
étendue à la géographie et aux peuples, en assimilant le christianisme à ce
morceau de chrétienté qu’est (qu’était ?) l’Europe. Y compris les autres
racines de l’Europe. La multiplicité de ces racines n’a d’ailleurs pas été
omise par le pape.
De là le soupçon de « colonialisme »,
a priori un peu raide, qu’il manifeste : évangéliser au loin ne signifie
pas exporter – encore moins imposer – l’ensemble de la civilisation européenne
à des peuples lointains. Premièrement parce que nous ne sommes pas la seule
civilisation imprégnée de christianisme (nos frères d’Orient en fournissent en
ce moment un douloureux témoignage). Deuxièmement parce que j’ai du mal à
imaginer un missionnaire prêchant à des Papous la nécessité de porter une
cravate. Troisièmement parce que j’imagine encore moins le même missionnaire
prêcher le port de hauts-de-chausse à des Chinois ou à des Japonais il y a
quatre siècles.
Que faire de nos racines ?
Qu’en faire, donc ? Je
me bornerai à nos racines chrétiennes. Plusieurs possibilités s’offrent. Comparons
notre civilisation à un arbre, puisqu’il est question de racines.
·
Ne rien en faire, les oublier, et laisser l’arbre dépérir. Puis se
plaindre de ce dépérissement. Rien ne va plus, mon bon monsieur !
·
Abattre l’arbre, arracher la souche, et jeter le tout au feu. Des racines,
quelles racines ? Vous en voyez, vous ? Cette blague…
·
Déterrer quelques racines, les polir, les vernir et les exposer dans un
musée. Quelles belles et curieuses racines avait cet arbre ! On se perd en
conjectures pour y comprendre quelque chose.
·
Déterrer quelques racines, les polir, les vernir, et en faire des
objets de décoration. C’est tellement joli et décadent, ces machins-là, dans le
salon !
·
Déterrer quelques racines, les polir, les vernir. En faire des hampes
où l’on pendra au mieux des bannières que l’on brandira lors de processions ou
au pire des pancartes que l’on brandira lors de manifestations politiques. Puis
rentrer chez soi en râlant parce que l’arbre se dessèche.
·
Déterrer quelques racines, les polir, les vernir. Sur chacune, à un
bout, percer un trou où l’on fera passer une dragonne. Ferrer l’autre bout. Ensuite,
aller casser la gueule aux mécréants avec ce beau bâton. Puis se plaindre parce
que l’arbre dépérit, parce que M. le curé n’a pas approuvé la croisade (de
toute façon c’est un gauchiste, comme tous les curés depuis cinquante ans au
moins) et parce que tous les débiles qu’on a frappés ne sont pas contents.
·
Aérer le sol, arroser régulièrement les racines, voir fleurir l’arbre. Rendre
grâce pour sa beauté. Demander conseil à M. le curé, qui a des notions de
jardinage. La saison venue, cueillir les fruits, les savourer quand ils sont
frais, tout en en offrant aux voisins – en ne manquant pas de leur suggérer de
planter ensuite les noyaux dans une bonne terre.
Je ne suis pas plus
prophète qu’un autre. Je vous laisserai donc deviner quelle est la possibilité
qui s’impose à un chrétien.
[ii] Essayez, vous verrez !
C’est très facile quand il s’agit par exemple de la pratique inconditionnelle
de la charité, y compris envers ses ennemis.
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