Ce qui suit paraîtra sans
doute futile à quelques-uns au vu des tribulations que traversent notre pays et
notre monde. Pourtant, c’en est en partie une conséquence.
Donc, nous vivons en ce
moment dans un tourbillon assez pénible, entre les risques d’attentats (parfois
avérés, hélas, comme c’est le cas pour deux policiers assassinés chez eux, à
qui vont bien sûr nos pensées) et la peur qu’ils engendrent, un championnat de
foutebôle qui est surtout une cause d’embouteillages et de bagarres, les grèves
et les manifestations violentes où des brutes s’opposent à une loi stupide (ou prétendent le faire), les
inondations… Il ne manquerait plus qu’une pluie de grenouilles ou une nuée de
sauterelles. Sans compter la peur de manquer d’essence.
Manquer d’essence ?
Eh bien, pourquoi en avoir peur et ne pas laisser la voiture au garage pour me
rendre à mon travail ? Voilà en outre une belle occasion de ne plus être
un écologiste de salon.
J’ai donc fait l’emplette
d’un vélo d’occasion. Un vélo hollandais, bien entendu, les circonstances
politiques l’imposent. D’un modèle digne de ma haute stature.
Après avoir longuement
étudié les trajets possibles, j’étais prêt pour un périple de quinze kilomètres
dans l’ouest de Paris et la banlieue nord-ouest. Jusqu’à la porte d’Auteuil,
des pistes cyclables plus ou moins dignes permettent de longer les boulevards
maréchaux. Passé ce cap, le cycliste pénètre dans un rassurant réseau de pistes
plutôt tranquilles où le bruit des automobiles s’assourdit en une vague rumeur.
J’étais parvenu, entre la porte de Passy et la porte Dauphine, dans un genre de
glacis peu fréquenté ce matin-là. De temps à autre, je croisais un cycliste, en
dépassais un ou me laissais dépasser par un autre (du genre sportif) :
j’étais à peu près dans la moyenne.
Peu de vie, donc, sur ce
glacis faussement serein, à part celle manifestée par la sporadique présence de
mes nouveaux confrères. Ici ou là, un piéton distrait prend la piste cyclable
pour un trottoir : la sonnette ne suffit pas, le piéton étant désormais
connecté ; les yeux rivés sur son smart-quelque chose d’où sortent deux
fils reliés à des écouteurs qui lui obstruent les oreilles ; il faut donc
le héler. Ailleurs, deux soldats montent la garde devant je ne sais quel
bâtiment officiel : deux Antillais, tringlots, qui s’ennuient et avec qui
j’échange un sourire en guise de salutations. Quelques êtres hâves aux regards
inquiets ou absents surgissent du bois de Boulogne tout proche : de quels
enfers nocturnes émergent-ils ? Je l’ignore. Ils passent, indifférents :
des fantômes[i].
Le spectacle, anodin ou ténébreux, de Paris n’est pas ici. Nous serions plutôt
dans les coulisses.
A partir de la porte
Dauphine, je retrouve un parcours plus urbain, où il n’y a pas de honte à
mettre pied à terre à certains carrefours démesurés. Mais quelques honorables
pistes subsistent encore, avant d’attaquer Levallois. Au fur et à mesure que je
m’éloigne de Paris, l’environnement devient hostile : plus de piste
cyclable, mais des rues qui s’élargissent, où l’automobiliste veut aller
vite ; les camions se font plus nombreux, plus menaçants aussi. Mon immense
et lourde monture et ma haute silhouette dressée sur elle prennent ici rang de
fétus. La banlieue parisienne illustre parfaitement ce propos de Georges
Pompidou : « que voulez-vous, les Français aiment la bagnole ».
Mais le but approche.
Une fois l’engin
proprement attaché, le casque retiré, l’habitude de marcher reprise,
j’exulte : à peine plus d’une heure pour venir travailler, le souffle
intact, le cœur étonnamment léger. Et non sans allure, en veston et cravate,
s’il vous plaît. Mes collègues me traitent de fou ou m’admirent.
Mais ils me font
remarquer que j’aurais dû penser à prendre une chemise de rechange…
(A suivre)
[i] Ils me paraissent à la
fois proches et lointains de ce qu’écrivait Paul Morand en 1915 dans son Ode à Marcel Proust :
« Proust, à
quels raouts allez-vous donc la nuit
pour en revenir
avec des yeux si las et si lucides ?
Quelles frayeurs
à nous interdites avez-vous connues… »
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