(Suite et fin du
billet précédent)
Ainsi donc, en parcourant
par mes propres forces et à une allure somme toute honorable les quinze
kilomètres qui séparent mon domicile de mon bureau, j’avais accompli mon petit
exploit. Mais, la journée de travail achevée, il m’allait falloir rentrer chez
moi. Gare aux retours triomphaux : vous connaissez sans doute Le
Salaire de la peur ?
Bon, ramenons quand même
les choses à leurs justes proportions. La traversée d’Asnières – par un chemin
différent de celui emprunté à l’aller – puis celle de Levallois une fois la
Seine péniblement franchie au pont d’Asnières se font sans encombre notoire. Il
en va de même pour le XVIIe arrondissement, facilement praticable par les voies
de bus et quelques pistes fort bien aménagées. Il suffit, aux carrefours, de
prendre garde à quelques voitures dont les conducteurs ignorent que la fonction
principale des clignotants n’est pas décorative : Noël et Pâques étant
derrière nous, ils ne clignotent pas. Ma sonnette, elle, n’étant pas destinée à
retentir aux seules fêtes carillonnées, pourquoi renoncerais-je à en
user ? Elle ne paie pas de mine : un battant externe monté sur une
lame de ressort vient heurter une petite cloche d’acier, peinte en noir,
lorsqu’on le relâche après avoir tiré dessus d’un pouce ferme ; l’usage en
est fort instinctif et permet de soutenir un tintamarre insistant en répétant
vite les coups. Ah, mais !
C’est à la porte Maillot
que les choses se gâtent : appâté par un passage souterrain, je rate le
chemin qui devait me ramener au glacis, au no-man’s-land traversé à l’aller. Et
me voilà lancé dans le bois de Boulogne, risquant si je n’y prends garde de me
retrouver au pont de Suresnes !
C’est vers le Sud que je
dois aller pour rectifier ma trajectoire. Donc, vu l’heure, il me faut avoir le
soleil à ma droite, autant que le maudit tracé des allées et routes de ce bois
me le permet. Tant pis, la crainte n’est pas de mise. J’attaque l’enfer vert,
déjà trempé de sueur.
L’enfer et ses raouts ne
sont ici pas seulement nocturnes. On connaît la réputation du bois de Boulogne.
Des femmes d’âge et d’origine indéfinissables, court-vêtues, aux corps munis
d’attributs comme hypertrophiés[i] se
comportent envers le promeneur ou le cycliste autrement qu’avec
l’automobiliste, qui passe en coup de vent au milieu de la chaussée. Quelques
mines et bruits suggestifs sont censés aguicher le passant. Cela semble
machinal : elles font leur boulot, les pauvres. Il serait malséant
d’éprouver quelque dégoût : c’est plutôt la pitié qu’elles inspirent.
Leurs âmes sont peut-être trop fatiguées pour le savoir. Les voir à deux mètres
permet d’imaginer qu’un cortège de misères a dû les amener à cet esclavage,
celui d’outils destinés à l’exploitation d’une autre misère, celle des pauvres
types qui traînent dans les parages. De quoi refroidir les tenants du mythe de
la p… au grand cœur pourvoyant joyeusement des plaisirs à quelques hommes
affranchis…
Mais n’en faisons point
trop. Cet enfer a un périmètre limité et il me suffit de passer mon chemin, l’air
indifférent, glissant sur mes hautes roues. Il finit au sud de la route de
l’hippodrome, si l’on évite par l’Est l’allée de la reine Marguerite. Ce sont
plutôt quelques couples de retraités se promenant paisiblement que je croise
désormais.
Et, puisqu’il est
question d’un hippodrome, la traversée de ce bizarre et parfois triste
arrière-monde m’amène derrière l’hippodrome d’Auteuil : en bon
Parisien, je ne connaissais que l’autre côté. C’est par cette dernière coulisse
que je me laisserai descendre, vite et sans effort, à la porte d’Auteuil. Et
revoici le boulevard Exelmans, puis le pont de Garigliano et le boulevard
Victor : encore quelques minces embûches (redoutables toutefois si on les
sous-estime) à éviter et je serai chez moi.
Cette fois, le triomphe
est moins éclatant : que de temps perdu à chercher la sortie de cet
ennuyeux bois… Mais, encore une fois, le cœur a tenu bon, le souffle aussi.
Cependant, les articulations n’ont plus vingt ans : un genou me lance, et
il faudra l’apaiser avec une bonne dose de pommade.
L’expérience mérite
d’être répétée, en évitant les jours trop chauds ou trop pluvieux et en
adaptant ma vêture. Et comme je suis résolu à ne plus être un écologiste de
salon…
Soit dit en passant, à
propos d’écologie, il serait bon de s’interroger sur la distance que nous avons
à parcourir pour nous rendre à notre travail. Et encore, je ne suis pas à
plaindre : certains de mes collègues prennent le train chaque matin à
Tours ou à Arras…
[i] Ces formes bizarres ne
sont pas sans évoquer celles des « Vénus » préhistoriques…
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