jeudi 23 juin 2016

Glacis et coulisses de Paris (2)

(Suite et fin du billet précédent)
Ainsi donc, en parcourant par mes propres forces et à une allure somme toute honorable les quinze kilomètres qui séparent mon domicile de mon bureau, j’avais accompli mon petit exploit. Mais, la journée de travail achevée, il m’allait falloir rentrer chez moi. Gare aux retours triomphaux : vous connaissez sans doute Le Salaire de la peur ?
Bon, ramenons quand même les choses à leurs justes proportions. La traversée d’Asnières – par un chemin différent de celui emprunté à l’aller – puis celle de Levallois une fois la Seine péniblement franchie au pont d’Asnières se font sans encombre notoire. Il en va de même pour le XVIIe arrondissement, facilement praticable par les voies de bus et quelques pistes fort bien aménagées. Il suffit, aux carrefours, de prendre garde à quelques voitures dont les conducteurs ignorent que la fonction principale des clignotants n’est pas décorative : Noël et Pâques étant derrière nous, ils ne clignotent pas. Ma sonnette, elle, n’étant pas destinée à retentir aux seules fêtes carillonnées, pourquoi renoncerais-je à en user ? Elle ne paie pas de mine : un battant externe monté sur une lame de ressort vient heurter une petite cloche d’acier, peinte en noir, lorsqu’on le relâche après avoir tiré dessus d’un pouce ferme ; l’usage en est fort instinctif et permet de soutenir un tintamarre insistant en répétant vite les coups. Ah, mais !
C’est à la porte Maillot que les choses se gâtent : appâté par un passage souterrain, je rate le chemin qui devait me ramener au glacis, au no-man’s-land traversé à l’aller. Et me voilà lancé dans le bois de Boulogne, risquant si je n’y prends garde de me retrouver au pont de Suresnes !
C’est vers le Sud que je dois aller pour rectifier ma trajectoire. Donc, vu l’heure, il me faut avoir le soleil à ma droite, autant que le maudit tracé des allées et routes de ce bois me le permet. Tant pis, la crainte n’est pas de mise. J’attaque l’enfer vert, déjà trempé de sueur.
L’enfer et ses raouts ne sont ici pas seulement nocturnes. On connaît la réputation du bois de Boulogne. Des femmes d’âge et d’origine indéfinissables, court-vêtues, aux corps munis d’attributs comme hypertrophiés[i] se comportent envers le promeneur ou le cycliste autrement qu’avec l’automobiliste, qui passe en coup de vent au milieu de la chaussée. Quelques mines et bruits suggestifs sont censés aguicher le passant. Cela semble machinal : elles font leur boulot, les pauvres. Il serait malséant d’éprouver quelque dégoût : c’est plutôt la pitié qu’elles inspirent. Leurs âmes sont peut-être trop fatiguées pour le savoir. Les voir à deux mètres permet d’imaginer qu’un cortège de misères a dû les amener à cet esclavage, celui d’outils destinés à l’exploitation d’une autre misère, celle des pauvres types qui traînent dans les parages. De quoi refroidir les tenants du mythe de la p… au grand cœur pourvoyant joyeusement des plaisirs à quelques hommes affranchis…
Mais n’en faisons point trop. Cet enfer a un périmètre limité et il me suffit de passer mon chemin, l’air indifférent, glissant sur mes hautes roues. Il finit au sud de la route de l’hippodrome, si l’on évite par l’Est l’allée de la reine Marguerite. Ce sont plutôt quelques couples de retraités se promenant paisiblement que je croise désormais.
Et, puisqu’il est question d’un hippodrome, la traversée de ce bizarre et parfois triste arrière-monde m’amène derrière l’hippodrome d’Auteuil : en bon Parisien, je ne connaissais que l’autre côté. C’est par cette dernière coulisse que je me laisserai descendre, vite et sans effort, à la porte d’Auteuil. Et revoici le boulevard Exelmans, puis le pont de Garigliano et le boulevard Victor : encore quelques minces embûches (redoutables toutefois si on les sous-estime) à éviter et je serai chez moi.
Cette fois, le triomphe est moins éclatant : que de temps perdu à chercher la sortie de cet ennuyeux bois… Mais, encore une fois, le cœur a tenu bon, le souffle aussi. Cependant, les articulations n’ont plus vingt ans : un genou me lance, et il faudra l’apaiser avec une bonne dose de pommade.
L’expérience mérite d’être répétée, en évitant les jours trop chauds ou trop pluvieux et en adaptant ma vêture. Et comme je suis résolu à ne plus être un écologiste de salon…
Soit dit en passant, à propos d’écologie, il serait bon de s’interroger sur la distance que nous avons à parcourir pour nous rendre à notre travail. Et encore, je ne suis pas à plaindre : certains de mes collègues prennent le train chaque matin à Tours ou à Arras…


[i] Ces formes bizarres ne sont pas sans évoquer celles des « Vénus » préhistoriques…

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