On regrettera l’absence,
dans les « œuvres complètes » d’Antoine de Rivarol, récemment parues
chez « Bouquins », d’un « projet de décret » écrit par
celui-ci, parodie géniale et hilarante du verbiage des révolutionnaires de 1789
(et après) : ces « œuvres complètes » ne le sont donc pas tout à
fait. Mais cessons de nous lamenter : dans son imparfaite préface (évoquée
ici la semaine dernière), Mme Chantal Delsol nous en offre quelques
échantillons, comme :
« Article premier. A compter du 14
juillet prochain, les jours seront égaux aux nuits pour toute la surface de la
terre, le jour commençant à cinq heures. »
Ou encore :
« Art. IV. La foudre et la grêle ne
tomberont jamais que sur les forêts. »
Le lecteur est
frustré : où est passé le reste ? Il n’en demeure pas moins que ces
fragments confirment une idée qui m’est chère : les actions les plus
folles des hommes ont souvent été annoncées longtemps auparavant par quelques
humoristes, satiristes ou simples farceurs.
Car, enfin, le naïf
orgueil des révolutionnaires qui pensaient pouvoir régénérer le monde en
quelques décrets, cet orgueil, donc, ne réside-t-il pas aussi dans l’esprit
« hors-sol » de divers technocrates ou idéologues ? Sans
chercher loin, il suffit de songer à cette absurdité nommée heure d’été.
Voilà pour la technocratie. Les réalisations folles nées d’idéologies
délirantes, quant à elles, ne manquent pas : en URSS, par exemple, lorsque
l’on entreprit d’inverser le cours de certains fleuves pour irriguer d’immenses
cultures sur des sols naturellement arides. Qua cela ait en partie réussi est
indéniable : les géniaux ingénieurs soviétiques ont réussi à vider de ses
eaux une bonne partie de la mer d’Aral. « Les faits sont têtus »,
aurait dit, pour le déplorer, leur principale idole[i]. La
nature aussi.
Que la nature (ainsi que
les faits) soit en partie caractérisée par son indécrottable entêtement, voilà
qui contrarie les appétits des adorateurs de la technique ou ceux de ses
« alliés » : appétit de richesse ou de confort pour les uns, de
puissance pour les autres. Cela n’était pas évident avant la « révolution
industrielle », tourbillon incessant dans lequel nous barbotons depuis
environ deux siècles[ii]. Cela
l’est en revanche bien plus depuis que nous disposons de moyens dont la
puissance croît sans cesse, nécessitant de puiser en quantités croissantes les
ressources de la nature. Ce besoin a d’ailleurs quelque chose d’un cercle
vicieux, entraînant la nécessité de moyens eux aussi croissants pour puiser ces
ressources, moyens consommant eux-mêmes des ressources, etc. Notons que cette
débauche d’énergie et de machines est censée nous faciliter la vie et nous
rendre plus « libres ». Ne serions-nous pas plutôt devenus les
esclaves de cette illusion ?
Chaque jour nous
découvrons les effets possibles, probables ou même avérés de cette
gloutonnerie : pollution, climat détraqué, pénuries… sans compter çà et là
le sentiment de travailler sans grande utilité.
Or voici qu’au détour des
Pensées d’Antoine de Rivarol[iii]
nous tombons sur une note intitulée Richesse, où nous trouvons notamment
ceci :
« La terre ne
donne que des revenus ; elle ne connaît pas de capitaux ; si on la
mangeait en nature au lieu de vivre de ses fruits, alors elle serait un capital
dont on pourrait calculer le prix et la durée, et il y a longtemps que le genre
humain aurait mangé son séjour. […] Elle répare ses pertes et réside à
notre voracité, en nous opposant le temps et l’espace. Si nous brûlons dans une
heure un arbre qui a coûté dix ans, elle oppose l’immensité des forêts à nos
étroits foyers, ses plaines à nos estomacs, etc. »
Cette pensée peut
paraître bien optimiste : au fond, nos moyens de satisfaire nos appétits
seraient peu de chose par rapport à l’immensité de la nature. En fait, elle est
plus datée qu’optimiste : Rivarol mourut en 1801, alors que la révolution
industrielle n’en était qu’à ses débuts. Il aura pu passer à côté, étant fort
occupé par son observation des bouleversements politiques de son époque. En
somme, c’est une pensée pertinente dans une économie principalement agricole,
où l’agriculture n’est pas intensive ni mécanisée, c’est-à-dire ne nécessitant
que l’effort des hommes, leur patience et leur confiance dans les dons de la
création. Elle ne s’applique plus aujourd’hui.
Rivarol écologiste ?
Non, par conséquent, outre que ce serait un anachronisme. Du reste, quelques
esprits « techniciens » (progressistes ou libéraux) pourront se jeter
goulûment sur une telle pensée : « allons, diront-ils,
continuons ! La nature encaissera bien nos coups ; elle se réparera toute
seule ! »
Observons qu’ils auront
oublié une hypothèse explicitement énoncée par Rivarol : « si on
la mangeait en nature […], il y a longtemps que le genre humain aurait
mangé son séjour. » Pour Rivarol, cette hypothèse était hautement
invraisemblable. De nos jours, elle a tous les traits d’un avertissement.
[i] Un genre de Prométhée
barbichu et bourgeois (donc naïf et féroce) qui aimait à se faire appeler
Lénine (voir ici).
[ii] Remarque d’un esprit
contre-révolutionnaire : les révolutions, c’est bien gentil mais il est
impossible de prévoir où elles peuvent nous mener.
[iii] Pp 1415 et 1416 de
l’édition « Bouquins ».
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