vendredi 1 avril 2016

« La septième fonction du langage » (Laurent Binet)

Importe-t-il tant de pester contre une certaine tendance au nombrilisme (à travers l’autofiction) chez les romanciers français ? Mieux vaut peut-être tout simplement éviter ou ignorer ceux qui font un fonds de commerce des recoins sordides de ce qui leur tient lieu d’âme, pour aller voir ailleurs. Il existe après tout quelques romanciers tentant de le faire, du moins en apparence. Reste à voir s’ils ont du talent, et surtout s’ils en font quelque chose.
Une façon, inquiète et ironique (du moins, peut-on supposer, dans ses intentions), de dépeindre notre monde, peut être celle d’Aurélien Bellanger (voir ici), à travers la technique, les affaires et la géographie. C’est intelligent, parfois bien construit et écrit avec un style qui, s’il n’étincelle pas, n’est pas désagréable. Malgré de bons morceaux d’ironie, on sent cependant un peu trop l’effort chez Bellanger.
Un autre prisme peut être celui de l’histoire, ou disons du passé. Laurent Binet, en 2010, entendait nous entretenir du sinistre Reinhard Heydrich dans HHhH, premier roman pas plus convaincant que cela. Dans La septième fonction du langage (paru chez Grasset, prix Interallié 2015), il nous entraîne à l’intersection des mondes politique, littéraire et universitaire vers 1980. Avec les avantages et les inconvénients du roman « en costumes ».
Un vrai-faux thriller
Puisque nous abordons les années 1980 naissantes (plutôt que les années 1970 finissantes ?), usons de cette affreuse épithète composée, dont la mode commença à faire des ravages un peu plus tard (était-ce vers 1985 ?). De quoi s’agit-il ? En 1980, Roland Barthes trouve la mort en traversant distraitement la rue des Ecoles, renversé par une camionnette. Triste fin pour une prestigieuse figure que ce bête accident de la circulation.
Accident ? Tous n’en sont pas sûrs, à commencer par Valéry Giscard d’Estaing, encore président de la République, qui charge un commissaire des Renseignements Généraux d’enquêter sur cette affaire. C’est que Roland Barthes aurait élaboré – à son insu ? – une arme terrible : la description d’une mystérieuse « septième fonction du langage » qui assurerait à tout orateur entré en sa possession l’adhésion de son auditoire. Or les élections approchent…
Ce commissaire, parfait stéréotype du flic français de film des années 1970, sera bientôt flanqué d’un jeune enseignant en sémiologie, travaillant évidemment à Vincennes. A la poursuite du dangereux document, ils échapperont à mille morts à Paris, à Bologne, en Amérique… Ils croiseront dans leurs aventures, pêle-mêle, Michel Foucault, Philippe Sollers et Julia Kristeva, Umberto Eco, des agents secrets bulgares, une jolie espionne russe, d’étranges (et providentiels) nervis japonais et même l’entourage de François Mitterrand.
Ce couple mal assorti est évidemment un ingrédient indispensable de tout thriller qui se respecte : l’intellectuel vaguement gauchiste et l’homme d’action droit dans ses bottes, entre qui naîtra une amitié virile, et que le danger partagé transformera[i]. D’autres ingrédients, tout aussi indispensables, ne manquent pas : les personnages et événements réels, les espions, les jolies filles, les sociétés secrètes, la mort qui rôde au coin de la rue, les fausses pistes…
Les phrases sont courtes. Le récit est au présent. Les personnages sont campés en quelques mots et quelques répliques. Du bon boulot, en somme.
Naturellement, tout cela est feint : il s’agit d’une construction littéraire post-moderne, de celles qui autorisent un écrivain à parodier un genre considéré comme mineur, voire vulgaire, avec de surcroit l’astuce consistant à mêler aux bombes, aux parapluies bulgares et aux pétoires les discours les plus abscons de la French Theory.
Vrai-faux est donc l’épithète qui convient. D’autant que les années 1980 pourraient bien être le commencement de l’époque où, d’un point de vue esthétique, nous barbotons encore : celle de l’allusion, de la citation, du clin d’œil ou du détournement. Cela peut être assez amusant ou très irritant, voire vain.
Rétro
Il se peut, donc, que 1980 soit à peu près le dernier moment où les choses étaient encore dans leur propre jus et non, comme depuis, dans celui, réchauffé ou imité, d’une autre époque. Reconnaissons cependant – souvenir d’enfance pour ma part – que le jus de 1980 a quelque chose de fade.
De ce fait, Binet reconstitue l’époque au moyen de détails plus épandus que saupoudrés. Fatalement, dans une poursuite automobile, il faut préciser qu’il y a une 504 et une Renault Fuego (avec pour la bonne mesure, ici ou là, une R16 ou une 404 : toutes les voitures roulant en 1980 n’étaient pas de l’année[ii]). Qu’une radio, un walkman ou un tourne-disque s’allume, et l’on entend Abba, Supertramp ou Kim Wilde[iii]. Sans oublier le tennis, sport popularisé par Björn Borg, John Mc Enroe, Guillermo Vilas, Jimmy Connors ou (mais qui s’en souvient ?) Victor Pecci et Vitas Gerulaitis[iv]. Même le Rubik’s Cube ne nous sera pas épargné (habilement utilisé cependant, pour trouver sa modeste fonction dramatique).
L’accumulation de tant de détails finit par lasser un peu. Elle sent trop la reconstitution rétro et appliquée. Binet, qui n’est sans doute pas bête, semble s’en rendre compte, mais se tire d’embarras par des pirouettes un peu faciles (mais certainement métaromanesques, ou ce que vous voudrez), comme de longues parenthèses signifiant le peu d’importance de tel ou tel détail[v].
Influences (ou clins d’œil)
Il semble convenu dans la critique de saluer dans La septième fonction du langage une atmosphère rappelant David Lodge. J’ai retrouvé cette appréciation jusque sur la carte où mon libraire a manifesté son enthousiasme en quelques exclamations. Certes, l’épisode américain, avec son côté « le colloque s’amuse », peut faire penser, en plus trash, à Un tout petit monde[vi], de Lodge. Le professeur Morris Zapp, personnage de Lodge, fait d’ailleurs sa petite apparition. Mais, pour ce qui est du trash, de la paranoïa et de quelques bonnes trouvailles romanesques (le Logos Club, par exemple), il serait plutôt permis d’y voir l’influence de Thomas Pynchon : tentative d’acclimater le genre de démence pince-sans-rire qui fait le charme de ce dernier ? Le résultat reste en-deçà toutefois. Il n’en demeure pas moins que cela se lit plutôt agréablement et que les occasions de sourire[vii] ne manquent pas. 


[i] Ils ne seront pas les seuls. Ainsi, Philippe Sollers… mais ne déflorons pas ce sujet délicat. Quant au jeune universitaire, sa métamorphose pourrait être vue comme celle des socialistes bientôt au pouvoir : du gauchiste (dans sa variété douce) à l’affairiste sans scrupules.
[ii] Quant aux espions bulgares, ils roulent en DS. Mais ce doit être de leur part une coquetterie barthésienne et mythologique.
[iii] Chantant Kids in America, bien entendu.
[iv] Mais les temps changeront : Ivan Lendl est en embuscade. Il attend son heure.
[v] Page 32, par exemple, où le commissaire entre dans un café : « Quel café ? Les petits détails, c’est important pour restituer l’ambiance, n’est-ce pas ? Je le vois bien au Sorbon, le bar en face du Champo, le petit cinéma d’art et d’essai au bout de la rue des Ecoles, mais, à vrai dire, je n’en sais rien, vous pouvez le mettre où vous voulez ».
[vi] Small World (roman paru en 1984). Un régal, à lire après Changement de décor (Changing Places) et avant Jeu de société (Nice Work).
[vii] Y compris cruellement : pauvre Philippe Sollers…

2 commentaires:

  1. L'argument massue pour la lecture du dernier Binet, c'est tout de même la présence de Renault Fuego (certes dans un rôle secondaire), acteur trop méconnu du théâtre automobile du début des années 1980, au physique un peu mou, à la mode de l'époque, bardé de plastique noir, le Perfecto de la carrosserie : viril et vulgaire à la fois... Contrairement à beaucoup d'acteurs français de ces années-là, Fuego a connu plus de succès en Amérique latine qu'en France.

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    1. C'est à se demander si la présence d'une Renault Fuego n'est pas une discrète critique de l'autofiction !
      S.L.

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