Importe-t-il tant de
pester contre une certaine tendance au nombrilisme (à travers l’autofiction)
chez les romanciers français ? Mieux vaut peut-être tout simplement éviter
ou ignorer ceux qui font un fonds de commerce des recoins sordides de ce qui
leur tient lieu d’âme, pour aller voir ailleurs. Il existe après tout quelques
romanciers tentant de le faire, du moins en apparence. Reste à voir s’ils ont
du talent, et surtout s’ils en font quelque chose.
Une façon, inquiète et
ironique (du moins, peut-on supposer, dans ses intentions), de dépeindre notre
monde, peut être celle d’Aurélien Bellanger (voir ici), à travers la technique,
les affaires et la géographie. C’est intelligent, parfois bien construit et écrit
avec un style qui, s’il n’étincelle pas, n’est pas désagréable. Malgré de bons
morceaux d’ironie, on sent cependant un peu trop l’effort chez Bellanger.
Un autre prisme peut être
celui de l’histoire, ou disons du passé. Laurent Binet, en 2010, entendait nous
entretenir du sinistre Reinhard Heydrich dans HHhH, premier roman pas
plus convaincant que cela. Dans La septième fonction du langage (paru
chez Grasset, prix Interallié 2015), il nous entraîne à l’intersection des
mondes politique, littéraire et universitaire vers 1980. Avec les avantages et
les inconvénients du roman « en costumes ».
Un vrai-faux thriller
Puisque nous abordons les
années 1980 naissantes (plutôt que les années 1970 finissantes ?), usons
de cette affreuse épithète composée, dont la mode commença à faire des ravages
un peu plus tard (était-ce vers 1985 ?). De quoi s’agit-il ? En 1980,
Roland Barthes trouve la mort en traversant distraitement la rue des Ecoles,
renversé par une camionnette. Triste fin pour une prestigieuse figure que ce
bête accident de la circulation.
Accident ? Tous n’en
sont pas sûrs, à commencer par Valéry Giscard d’Estaing, encore président de la
République, qui charge un commissaire des Renseignements Généraux d’enquêter
sur cette affaire. C’est que Roland Barthes aurait élaboré – à son insu ?
– une arme terrible : la description d’une mystérieuse « septième
fonction du langage » qui assurerait à tout orateur entré en sa possession
l’adhésion de son auditoire. Or les élections approchent…
Ce commissaire, parfait stéréotype
du flic français de film des années 1970, sera bientôt flanqué d’un jeune
enseignant en sémiologie, travaillant évidemment à Vincennes. A la poursuite du
dangereux document, ils échapperont à mille morts à Paris, à Bologne, en
Amérique… Ils croiseront dans leurs aventures, pêle-mêle, Michel Foucault,
Philippe Sollers et Julia Kristeva, Umberto Eco, des agents secrets bulgares,
une jolie espionne russe, d’étranges (et providentiels) nervis japonais et même
l’entourage de François Mitterrand.
Ce couple mal assorti est
évidemment un ingrédient indispensable de tout thriller qui se
respecte : l’intellectuel vaguement gauchiste et l’homme d’action droit
dans ses bottes, entre qui naîtra une amitié virile, et que le danger partagé
transformera[i].
D’autres ingrédients, tout aussi indispensables, ne manquent pas : les
personnages et événements réels, les espions, les jolies filles, les sociétés
secrètes, la mort qui rôde au coin de la rue, les fausses pistes…
Les phrases sont courtes.
Le récit est au présent. Les personnages sont campés en quelques mots et
quelques répliques. Du bon boulot, en somme.
Naturellement, tout cela
est feint : il s’agit d’une construction littéraire post-moderne, de
celles qui autorisent un écrivain à parodier un genre considéré comme mineur,
voire vulgaire, avec de surcroit l’astuce consistant à mêler aux bombes, aux
parapluies bulgares et aux pétoires les discours les plus abscons de la French
Theory.
Vrai-faux est donc l’épithète qui convient. D’autant que
les années 1980 pourraient bien être le commencement de l’époque où, d’un point
de vue esthétique, nous barbotons encore : celle de l’allusion, de la
citation, du clin d’œil ou du détournement. Cela peut être assez amusant ou
très irritant, voire vain.
Rétro
Il se peut, donc, que
1980 soit à peu près le dernier moment où les choses étaient encore dans leur
propre jus et non, comme depuis, dans celui, réchauffé ou imité, d’une autre
époque. Reconnaissons cependant – souvenir d’enfance pour ma part – que le jus
de 1980 a quelque chose de fade.
De ce fait, Binet
reconstitue l’époque au moyen de détails plus épandus que saupoudrés. Fatalement,
dans une poursuite automobile, il faut préciser qu’il y a une 504 et une
Renault Fuego (avec pour la bonne mesure, ici ou là, une R16 ou une 404 :
toutes les voitures roulant en 1980 n’étaient pas de l’année[ii]).
Qu’une radio, un walkman ou un tourne-disque s’allume, et l’on entend
Abba, Supertramp ou Kim Wilde[iii].
Sans oublier le tennis, sport popularisé par Björn Borg, John Mc Enroe, Guillermo
Vilas, Jimmy Connors ou (mais qui s’en souvient ?) Victor Pecci et Vitas Gerulaitis[iv]. Même
le Rubik’s Cube ne nous sera pas épargné (habilement utilisé cependant,
pour trouver sa modeste fonction dramatique).
L’accumulation de tant de
détails finit par lasser un peu. Elle sent trop la reconstitution rétro
et appliquée. Binet, qui n’est sans doute pas bête, semble s’en rendre compte,
mais se tire d’embarras par des pirouettes un peu faciles (mais certainement métaromanesques,
ou ce que vous voudrez), comme de longues parenthèses signifiant le peu
d’importance de tel ou tel détail[v].
Influences (ou clins d’œil)
Il semble convenu dans la
critique de saluer dans La septième fonction du langage une atmosphère
rappelant David Lodge. J’ai retrouvé cette appréciation jusque sur la carte où
mon libraire a manifesté son enthousiasme en quelques exclamations. Certes,
l’épisode américain, avec son côté « le colloque s’amuse », peut
faire penser, en plus trash, à Un tout petit monde[vi], de
Lodge. Le professeur Morris Zapp, personnage de Lodge, fait d’ailleurs sa
petite apparition. Mais, pour ce qui est du trash, de la paranoïa et de
quelques bonnes trouvailles romanesques (le Logos Club, par exemple), il
serait plutôt permis d’y voir l’influence de Thomas Pynchon : tentative
d’acclimater le genre de démence pince-sans-rire qui fait le charme de ce
dernier ? Le résultat reste en-deçà toutefois. Il n’en demeure pas moins
que cela se lit plutôt agréablement et que les occasions de sourire[vii] ne
manquent pas.
[i] Ils ne seront pas les
seuls. Ainsi, Philippe Sollers… mais ne déflorons pas ce sujet délicat. Quant
au jeune universitaire, sa métamorphose pourrait être vue comme celle des
socialistes bientôt au pouvoir : du gauchiste (dans sa variété douce) à
l’affairiste sans scrupules.
[ii] Quant aux espions
bulgares, ils roulent en DS. Mais ce doit être de leur part une coquetterie barthésienne et mythologique.
[iii] Chantant Kids in America, bien entendu.
[iv] Mais les temps
changeront : Ivan Lendl est en embuscade. Il attend son heure.
[v] Page 32, par exemple, où
le commissaire entre dans un café : « Quel café ? Les petits détails, c’est important pour restituer
l’ambiance, n’est-ce pas ? Je le vois bien au Sorbon, le bar en face du
Champo, le petit cinéma d’art et d’essai au bout de la rue des Ecoles, mais, à
vrai dire, je n’en sais rien, vous pouvez le mettre où vous voulez ».
[vi] Small World (roman paru en 1984). Un régal, à lire après Changement de décor (Changing Places) et avant Jeu de société (Nice Work).
[vii] Y compris
cruellement : pauvre Philippe Sollers…
L'argument massue pour la lecture du dernier Binet, c'est tout de même la présence de Renault Fuego (certes dans un rôle secondaire), acteur trop méconnu du théâtre automobile du début des années 1980, au physique un peu mou, à la mode de l'époque, bardé de plastique noir, le Perfecto de la carrosserie : viril et vulgaire à la fois... Contrairement à beaucoup d'acteurs français de ces années-là, Fuego a connu plus de succès en Amérique latine qu'en France.
RépondreSupprimerC'est à se demander si la présence d'une Renault Fuego n'est pas une discrète critique de l'autofiction !
SupprimerS.L.