lundi 28 mars 2016

Une littérature à tiroirs (Leo Perutz)

On vit apparaître dans l’empire austro-hongrois, au début du XXe siècle, toute une génération, aussi curieuse que passionnante, d’écrivains nés dans les années 1880. Les noms de Robert Musil, de Hermann Broch ou de Franz Kafka (le succès de ce dernier étant, certes, posthume) viennent à l’esprit. Mais songeons-nous souvent à Leo Perutz ?
Saluons donc les efforts de quelques maisons d’édition (Phébus et Zulma, en particulier) pour que ce nom émerge des brumes – aveugles et parfois injustes – de l’oubli. Trouver lors du pillage des rayons d’une librairie un roman de Leo Perutz est toujours la promesse d’un voyage étrange.
Au-delà des formules
Les éditeurs susnommés aiment à placer sur leurs quatrièmes de couverture ou sur leurs bandeaux ce jugement de Jorge Luis Borges : « un Kafka aventureux ». La formule est jolie, alléchante même, et l’adoubement de Borges plutôt engageant. Méfions-nous cependant des formules d’écrivains célèbres. Tandis que Kafka nous livre une perception tragique et grotesque de l’existence (figurée en des lieux et des temps incertains), les récits de Perutz sont clairement datés et localisés et la vie s’y déroule souvent en des coulisses inquiétantes (et parfois moqueuses). Les personnages y sont le jouet de visions, de rêves, d’impostures ou de confusions qui nous laissent en refermant ses romans dans l’incertitude et la perplexité propres aux récits fantastiques réussis. Ajoutons à cela un goût pour les époques passées – disons entre 1500 et 1700[i] – et nous pourrions aussi bien dire : « un Edgar Poe à costumes » ou « un E.T.A Hoffmann rationnel ». Mais ce serait tout aussi partiel que le « Kafka aventureux » évoqué plus haut. Et nous n’avons ni le talent ni le prestige d’un Borges.
Une vue imprenable
Avant de partir s’installer à Tel-Aviv en 1938, Leo Perutz, natif de Prague, avait vécu à Vienne[ii]. De Prague ou de Vienne, toute l’histoire mouvementée de l’Europe centrale et de ses marches aux XVIe et XVIIe siècles est à portée du regard : un monde mouvant où se rencontrent – se heurtent parfois – le Nord et le Sud, ou encore l’orient étrange et l’occident friand de situations nettes (encore que…). Ajoutons à cela les guerres de religion, les alliances et les revirements, et voilà le décor idéal pour des histoires d’identités incertaines, de trahisons ou de plaisanteries cruelles, entre le Milan du Judas de Léonard et quelque Poméranie du Cavalier suédois. Le médiéval et le moderne s’y entrechoquent ou s’y côtoient aussi : dans Le Judas de Léonard, le Léonard dont il est question, c’est bien entendu Léonard de Vinci ; or il arrive à celui-ci de rencontrer quelquefois un vieux voyou bien défraîchi et amnésique qu’on dit français, fort lettré, et qui pourrait fort bien être une François Villon ayant échappé à la potence ; chronologiquement, la chose est possible, mais aurions-nous à faire se rencontrer un vieux Villon et un jeune Léonard, tant ils nous paraissent aujourd’hui relever de temps différents ?
Fantastique
L’Europe centrale, le Saint-Empire au XVIe siècle, voilà qui peut mener partout, y compris aux Amériques, par l’appétit de conquête d’un Charles Quint. La Troisième balle, premier roman de Perutz, nous transporte ainsi d’une Allemagne en proie aux guerres de religion à un Mexique investi par des Conquistadores aux âmes d’une qualité disparate. Il ne nous sera pas vraiment permis de savoir si ce Mexique fait partie des souvenirs d’un cavalier espagnol ou des hallucinations d’un reître allemand sous l’effet d’un élixir. Cette incertitude permet bien des hypothèses, aucune n’étant à privilégier par rapport aux autres : signe d’un fantastique maîtrisé. La même remarque vaut pour Le Maître du Jugement Dernier : est-ce une malédiction (dont l’explication en fait fort rationnelle nous fera faire un bref détour à Florence en 1532) qui a provoqué quelques suicides à Vienne en septembre 1909, ou cette explication n’est-elle que la justification délirante du narrateur après avoir poussé un de ses amis au suicide ? La « note de l’éditeur » qui clôt ce roman ferait pencher pour la seconde hypothèse, mais son ton est tellement insistant et péremptoire que le lecteur est pris de doutes…
Revenons cependant à La Troisième balle. Un passage curieux où le cavalier espagnol raconte un rêve de Cortez, nous nous interrogeons : alors qu’il s’était jusque-là contenté de narrer ce qu’il avait vu, voilà que ce cavalier nous fait entrer dans les rêves d’un autre ; serait-ce une incohérence de débutant de la part de Perutz ? C’est la première impression, pas toujours juste : considérons que ce récit est entendu par notre reître allemand qui se trouve dans un état passablement second… Nous voilà donc en terrain peu sûr.
(Observons, mais c’est un autre sujet, que dans son rêve, Cortez se voit rendre compte de son expédition, émaillée comme on sait de pillages et de massacres, à Charles Quint, lequel est entouré notamment de son grand chambellan et de son confesseur. Il leur dit entre autres choses qu’il a « employé toute [sa] force dans le but d’augmenter la gloire de la Chrétienté », ce à quoi le confesseur rétorque, à propos des Indiens massacrés : « Et pourtant, ce sont des hommes comme nous, ils ont été sauvés par le précieux sang du Christ. » A quoi bon brandir, en effet, les étendards de la Chrétienté si c’est pour se comporter autrement qu’en chrétien ? Cela posé, joyeuses et saintes fêtes de Pâques[iii] !)


[i] Ce qui présente le petit inconvénient (ou le charme, selon les goûts) du pittoresque d’époque. Un pastiche pourrait donner : « D’une escarcelle qu’il sortit de son pourpoint, il tira deux ducats d’or qu’il jeta au hallebardier. Celui-ci le laissa entrer dans la cour. Mais il ne vit pas qu’à la fenêtre qui faisait face à l’échauguette où l’attendait Ermenegilda, la fille de maître Cipollatus, se tenait Reinhardt, armé d’une arquebuse. »
[ii] La présence à Vienne de Leo Perutz et celle, de plus en plus envahissante, d’amis d’un moustachu originaire de Linz étaient devenues incompatibles. Ledit moustachu était un personnage aux pouvoirs étonnamment maléfiques, qui eût pu être imaginé par Perutz. Ou par Hermann Broch, si l’on songe au Tentateur.
[iii] En particulier aux Bruxellois, que j’embrasse. Et à d’autres qui souffrent aussi, ailleurs. Comment faire face à de telles horreurs sans sombrer dans la haine, le désespoir ou l’exaspérante mièvrerie contemporaine ? J’aime assez un récent billet de Koztoujours à ce sujet.

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