On vit apparaître dans
l’empire austro-hongrois, au début du XXe siècle, toute une génération, aussi
curieuse que passionnante, d’écrivains nés dans les années 1880. Les noms de
Robert Musil, de Hermann Broch ou de Franz Kafka (le succès de ce dernier
étant, certes, posthume) viennent à l’esprit. Mais songeons-nous souvent à Leo
Perutz ?
Saluons donc les efforts
de quelques maisons d’édition (Phébus et Zulma, en particulier) pour que ce nom
émerge des brumes – aveugles et parfois injustes – de l’oubli. Trouver lors du
pillage des rayons d’une librairie un roman de Leo Perutz est toujours la
promesse d’un voyage étrange.
Au-delà des formules
Les éditeurs susnommés
aiment à placer sur leurs quatrièmes de couverture ou sur leurs bandeaux ce
jugement de Jorge Luis Borges : « un Kafka aventureux ». La
formule est jolie, alléchante même, et l’adoubement de Borges plutôt engageant.
Méfions-nous cependant des formules d’écrivains célèbres. Tandis que Kafka nous
livre une perception tragique et grotesque de l’existence (figurée en des lieux
et des temps incertains), les récits de Perutz sont clairement datés et
localisés et la vie s’y déroule souvent en des coulisses inquiétantes (et
parfois moqueuses). Les personnages y sont le jouet de visions, de rêves,
d’impostures ou de confusions qui nous laissent en refermant ses romans dans
l’incertitude et la perplexité propres aux récits fantastiques réussis.
Ajoutons à cela un goût pour les époques passées – disons entre 1500 et 1700[i] – et
nous pourrions aussi bien dire : « un Edgar Poe à costumes » ou
« un E.T.A Hoffmann rationnel ». Mais ce serait tout aussi partiel
que le « Kafka aventureux » évoqué plus haut. Et nous n’avons ni le
talent ni le prestige d’un Borges.
Une vue imprenable
Avant de partir
s’installer à Tel-Aviv en 1938, Leo Perutz, natif de Prague, avait vécu à
Vienne[ii]. De
Prague ou de Vienne, toute l’histoire mouvementée de l’Europe centrale et de
ses marches aux XVIe et XVIIe siècles est à portée du regard : un monde
mouvant où se rencontrent – se heurtent parfois – le Nord et le Sud, ou encore
l’orient étrange et l’occident friand de situations nettes (encore que…).
Ajoutons à cela les guerres de religion, les alliances et les revirements, et
voilà le décor idéal pour des histoires d’identités incertaines, de trahisons
ou de plaisanteries cruelles, entre le Milan du Judas de Léonard et
quelque Poméranie du Cavalier suédois. Le médiéval et le moderne s’y
entrechoquent ou s’y côtoient aussi : dans Le Judas de Léonard, le
Léonard dont il est question, c’est bien entendu Léonard de Vinci ; or il
arrive à celui-ci de rencontrer quelquefois un vieux voyou bien défraîchi et
amnésique qu’on dit français, fort lettré, et qui pourrait fort bien être une
François Villon ayant échappé à la potence ; chronologiquement, la chose
est possible, mais aurions-nous à faire se rencontrer un vieux Villon et un
jeune Léonard, tant ils nous paraissent aujourd’hui relever de temps
différents ?
Fantastique
L’Europe centrale, le
Saint-Empire au XVIe siècle, voilà qui peut mener partout, y compris aux
Amériques, par l’appétit de conquête d’un Charles Quint. La Troisième balle,
premier roman de Perutz, nous transporte ainsi d’une Allemagne en proie aux
guerres de religion à un Mexique investi par des Conquistadores aux âmes
d’une qualité disparate. Il ne nous sera pas vraiment permis de savoir si ce
Mexique fait partie des souvenirs d’un cavalier espagnol ou des hallucinations
d’un reître allemand sous l’effet d’un élixir. Cette incertitude permet bien des
hypothèses, aucune n’étant à privilégier par rapport aux autres : signe
d’un fantastique maîtrisé. La même remarque vaut pour Le Maître du Jugement
Dernier : est-ce une malédiction (dont l’explication en fait fort
rationnelle nous fera faire un bref détour à Florence en 1532) qui a provoqué
quelques suicides à Vienne en septembre 1909, ou cette explication n’est-elle
que la justification délirante du narrateur après avoir poussé un de ses amis
au suicide ? La « note de l’éditeur » qui clôt ce roman ferait
pencher pour la seconde hypothèse, mais son ton est tellement insistant et
péremptoire que le lecteur est pris de doutes…
Revenons cependant à La
Troisième balle. Un passage curieux où le cavalier espagnol raconte un rêve
de Cortez, nous nous interrogeons : alors qu’il s’était jusque-là contenté
de narrer ce qu’il avait vu, voilà que ce cavalier nous fait entrer dans les
rêves d’un autre ; serait-ce une incohérence de débutant de la part de
Perutz ? C’est la première impression, pas toujours juste : considérons
que ce récit est entendu par notre reître allemand qui se trouve dans un état
passablement second… Nous voilà donc en terrain peu sûr.
(Observons, mais c’est un
autre sujet, que dans son rêve, Cortez se voit rendre compte de son expédition,
émaillée comme on sait de pillages et de massacres, à Charles Quint, lequel est
entouré notamment de son grand chambellan et de son confesseur. Il leur dit
entre autres choses qu’il a « employé toute [sa] force dans le
but d’augmenter la gloire de la Chrétienté », ce à quoi le confesseur
rétorque, à propos des Indiens massacrés : « Et pourtant, ce sont
des hommes comme nous, ils ont été sauvés par le précieux sang du Christ. »
A quoi bon brandir, en effet, les étendards de la Chrétienté si c’est pour se
comporter autrement qu’en chrétien ? Cela posé, joyeuses et saintes fêtes
de Pâques[iii] !)
[i] Ce qui présente le petit
inconvénient (ou le charme, selon les goûts) du pittoresque d’époque. Un
pastiche pourrait donner : « D’une escarcelle qu’il sortit de son pourpoint,
il tira deux ducats d’or qu’il jeta au hallebardier. Celui-ci le laissa entrer
dans la cour. Mais il ne vit pas qu’à la fenêtre qui faisait face à
l’échauguette où l’attendait Ermenegilda, la fille de maître Cipollatus, se
tenait Reinhardt, armé d’une arquebuse. »
[ii] La présence à Vienne de
Leo Perutz et celle, de plus en plus envahissante, d’amis d’un moustachu
originaire de Linz étaient devenues incompatibles. Ledit moustachu était un
personnage aux pouvoirs étonnamment maléfiques, qui eût pu être imaginé par
Perutz. Ou par Hermann Broch, si l’on songe au Tentateur.
[iii] En particulier aux
Bruxellois, que j’embrasse. Et à d’autres qui souffrent aussi, ailleurs. Comment
faire face à de telles horreurs sans sombrer dans la haine, le désespoir ou l’exaspérante
mièvrerie contemporaine ? J’aime assez un récent billet de Koztoujours à ce sujet.
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