L’intérêt d’une
correspondance vieille d’un siècle est varié. Il peut être littéraire, pour peu
que les épistoliers soient de grands écrivains ou qu’ils aient quelque goût et
quelque talent. Il peut être aussi historique, si cette correspondance se
rapporte à une époque particulière, à son quotidien ou à ses grands événements
– vus d’en haut, d’en bas, d’un côté ou d’un autre.
La curiosité ne peut être
qu’éveillée lorsque l’épistolier a pour nom Ernst Jünger (écrivant à ses parents
et à son frère Friedrich Georg) et que la période concernée s’étend entre 1915
et 1918. Pour tâcher de la satisfaire, il est possible d’ouvrir les Lettres
du front à sa famille, 1915-1918, qui viennent de paraître aux éditions
Christian Bourgois, avec un avant-propos de Heimo Schwilk[i] et
dans une traduction de Julien Hervier.
Déception ?
D’emblée, prévenons ceux
qui n’ont jamais ouvert le moindre livre de Jünger : ne commencez pas par
cette correspondance, vous seriez déçus. Pour plusieurs raisons.
Premièrement, il s’agit
de lettres écrites parfois dans des conditions précaires : dans une
tranchée entre deux assauts ou dans un lit d’hôpital par exemple ; pas les
meilleurs endroits, peut-être, pour peaufiner son style ou sa pensée. Les connaisseurs
le comprendront en saisissant la différence entre Orages d’acier et les
carnets (publiés il y a deux ans en traduction française) qui ont fourni à cet
ouvrage – ainsi qu’à Feu et sang et au Boqueteau 125 – sa matière
brute.
Deuxièmement, ces lettre
sont celles d’un tout jeune homme, encore il y a peu un cancre rêveur et
aventureux, qui inquiétait ses parents. Ici, le jeune homme croit avoir trouvé
son monde : celui de la guerre.
C’est là la troisième
raison, celle qui pourrait donner l’idée la plus fausse d’Ernst Jünger :
dans ses lettres à ses parents, il fait montre d’un goût pour le combat,
parfois noble, parfois beaucoup plus douteux. Ce plaisir ressemblerait à celui
éprouvé lors d’une chasse au gros gibier : être chasseur et gibier en même
temps. Sur le papier, cela peut paraître excitant, mais quand on se rappelle
qu’en l’occurrence le gibier est toujours humain…
Mais ne soyons pas
injuste envers Jünger : il aura le temps d’évoluer. Bien que plusieurs
fois blessé – grièvement parfois – pendant la guerre, il lui restera encore
quatre-vingts ans à vivre jusqu’en 1998, année de ses cent trois ans.
Quatre-vingts ans d’une « entreprise de stylisation de soi »,
comme le dit quelque peu sévèrement l’avant-propos (fort recommandable par
ailleurs), certes, mais aussi d’une entreprise de compréhension du monde qui
assagira Jünger et affinera son talent d’écrivain, d’observateur et de penseur.
Même dans sa période « nationale-révolutionnaire » des années 1920,
il n’aura de cesse d’évoluer.
L’influence d’un jeune frère
Cette évolution, peut-on
en sentir les prémices dans cette correspondance ? Peu, en fait, mais
quelques signes, encore faibles, apparaissent. Hormis la correspondance avec
ses parents – où il fanfaronne volontiers – ce volume contient quelques lettres
échangées, comme déjà indiqué plus haut, entre Ernst Jünger et son frère cadet
Friedrich Georg (1898-1977), de trois ans son cadet.
Les deux frères furent
très liés dès l’enfance, partageant jeux et « chasses subtiles »
entomologiques – activité qu’ils n’abandonnèrent jamais – avant de s’engager
dans le même régiment, l’un en 1914, l’autre en 1916[ii]. On
les retrouvera souvent associés dans leurs errances politiques des années 1920,
puis dans le cheminement vers une vision à la fois hautaine, compatissante et
exigeante du monde, où se mêlent conservatisme et considérations écologiques.
Peut-être faudrait-il se demander lequel des deux influença le plus l’autre, y
compris dans leur maturité, quel rôle eut Friedrich Georg Jünger le long du
parcours qui mena son frère d’Orages d’acier à Sur les falaises de
marbre et aux Rayonnements, ou du Travailleur à Abeilles
de verre. Ce n’est pas moi qui fournirai la réponse[iii], le
cadet étant largement demeuré pour nous autres Français dans l’ombre de l’aîné.
Reconnaissons qu’il n’est pas facile pour un écrivain de se faire une place
s’il est toujours présenté comme le jeune frère d’Ernst Jünger…
Les lettres qu’échangent
les deux frères sont différentes de celles échangées entre Ernst Jünger et ses
parents. Certes, les récits – d’un esprit parfois contestable – d’exploits
guerriers n’y manquent pas, mais la cuirasse présente ici et là ses fêlures.
Dès 1915, une lettre finit par :
[La guerre] « rend
seulement nerveux, et à partir du grade d’adjudant et en descendant jusqu’au
bas de l’échelle, on peut dire que c’est une vraie merde. »
Cela étant posé, les deux
frères échangeront de nombreuses impressions, souvent maladroitement formulées,
sur leurs lectures et leur création littéraire naissante : quelques poèmes
et la critique de ceux-ci, assorties de suggestions. Les choses sont parfois
fort sérieuses (trop, peut-être, avec une pointe de vanité assez
adolescente ?), comme une lettre de Friedrich Georg Jünger à son frère du
3 mars 1916, où un poème de l’aîné est décortiqué vers par vers par le cadet.
Certaines considérations
ou impressions annoncent – oh, sous une forme encore à peine balbutiante – le
coup d’œil aigu avec lequel Ernst Jünger savait détecter une terrifiante
inhumanité dans ce qui nous paraîtrait insignifiant ; ainsi, le 7 janvier
1918 :
« Il y a des
heures où l’on se sent totalement abandonné ; à cela vient encore
s’ajouter l’agitation sauvage et désordonnée qui règne dans les gares de
l’arrière. Ce sont des moulins où l’élément humain est écrabouillé en mille
morceaux. »
Ainsi s’esquisse le
regard d’Ernst Jünger, qui mettra encore quelques temps à s’affiner dans son
expression. Observons que, d’après l’avant-propos, Friedrich Georg Jünger avait
caressé, voire ébauché, le projet de publier leur correspondance sur une période
plus étendue. On ignore pour quelles raisons ce projet fut abandonné mais, au
vu de ces premiers échanges encore naïfs ou patauds, on se prend à rêver de ce
que pourraient nous apprendre ceux qu’eurent les deux frères dans leur maturité
– ou pendant leur mûrissement.
[i] Ecrivain et journaliste
allemand, Heimo Schwilk est l’auteur notamment de biographies de Jünger et de
Rilke.
[ii] L’été 1917, dans les
Flandres, l’aîné sauvera d’ailleurs la vie du cadet, grièvement blessé et
rencontré au hasard d’une contre-offensive, en le faisant évacuer juste à
temps.
[iii] Il y des spécialistes
pour cela.
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