Il serait périlleux
d’entrer dans le tourbillon habituel de considérations et de concessions sur
Louis-Ferdinand Céline, tourbillon dont un bon résumé fut donné dans un jeu des
« Papous » sur France-Culture voici quelques années :
« Céline, quel
génie ! Ah, Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit… Oui,
mais quel salaud quand même, avec ses pamphlets antisémites ! Mais quand
même, quel génie ! Ah, Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit,
etc. »
En gros, on n’en sort
pas.
C’est sans doute le
risque auquel s’est exposé Milton Hindus (1916-1998), universitaire américain
qui cumulait les qualités apparemment incompatibles de juif et d’admirateur de
Céline. La rencontre entre l’écrivain et son admirateur eut lieu en 1948 au
Danemark et ne dut laisser à aucun des deux un souvenir agréable. C’est en tout
cas ce que donne à supposer Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une
catastrophe, le nouveau film d’Emmanuel Bourdieu.
Argument
En 1948, Céline demeure
avec sa femme Lucette au Danemark, près de Korsør, dans une maison de campagne
que lui a prêtée maître Mikkelsen, son avocat, lequel avait réussi à le tirer
de la prison où les autorités, à la demande de l’ambassadeur de France,
l’avaient jeté. Il y attend la possibilité d’un hypothétique retour en France,
lequel ne sera possible qu’en 1951. En gros, il est accusé de collaboration.
Or voici donc que Milton
Hindus, avec qui il correspondait déjà depuis quelque temps et qui était à
l’origine d’une pétition d’écrivains américains en sa faveur, vient lui rendre
visite. Le spectacle peut commencer, voilà nos deux clowns réunis : le
clown blanc (Hindus) et un auguste furibard (Céline).
Hindus, en bon
universitaire américain, est pétri de sérieux et ne se sépare jamais du carnet
où il note les moindres réparties du maître (du moaîître,
serait-on tenté d’écrire, pour faire plus célinien). Il fait de cette visite
amicale un long entretien, posant à Céline force questions sur son art,
auxquelles l’intéressé répond à la fois évasivement et avec le bagout qu’on
imagine. Petit à petit, il en vient à l’antisémitisme du bonhomme, lequel n’est
pas toujours avare en confidences bizarres (sur Hitler, « clown
cataclysmique », par exemple). Céline, quant à lui, semble caresser le
projet (ou feint de le caresser) d’écrire avec Hindus un manifeste pour la
réconciliation entre « Aryens » et Juifs. On devine assez vite que le
malaise croissant finira en une amère rupture, malgré les efforts de Lucette
pour « arrondir les angles » entre les deux.
Un bon petit film ?
Ainsi résumé, l’argument
du film ne nous apprend rien de plus que quelques entrées bien choisies du Dictionnaire
Céline de Philippe Alméras[i].
Reste à voir la manière, ce qui a son importance lorsqu’il est question de
Céline.
Expédions en quelques
mots la réalisation : elle est fort sobre, assez pépère, même ; ce
pourrait être celle d’un téléfilm de facture honnête. Les costumes sont bien
rendus, avec un Céline peut-être un peu trop « Meudon », quand
même : mal rasé et vêtu d’innombrables couches de guenilles. Le tout
semble avoir été filmé dans les Flandres, offrant aux regards du spectateur un
genre de Danemark à trois heures de route de Paris, présentant sans doute
l’avantage de disposer de figurants à l’allure « baltave » mais
comprenant les instructions d’un réalisateur français.
Récital
Un tel cadre laisse toute
leur liberté aux acteurs, voire toute leur licence. A eux d’en faire bon usage.
Géraldine Pailhas joue une Lucette vive, intelligente, farfelue en même temps
que raisonnable, voire intéressée par moments : il importe de ne pas
blesser Hindus, qui pourra être utile au retour du couple à Paris. Pour ce qui
est de ce dernier, saluons le talent de Philip Desmeules, acteur canadien qui a
réussi à le faire exister – avec une réserve toutefois sur sa tendance à rouler
des yeux exorbités au moindre prétexte – en admirateur transi puis déçu. C’est
qu’il fallait tenir tête à un Denis Lavant déchaîné, lancé en permanence dans
un récital « célinien », assurément le clou du spectacle, méritant
quelques remarques.
Au début du film, on est
frappé par la petite taille de Denis Lavant. Et l’on est pris d’un doute :
Céline, d’après divers témoignages, était plutôt d’une taille moyenne à grande.
L’acteur parviendra-t-il à faire oublier cet écart ?
La sauce prend plutôt
bien. Lavant, certes, fait du Lavant : il grimace et gesticule, fait un
peu trop rouler son corps dans une claudication caricaturale… En un mot, il est
excessif. Mais en la matière, l’excès pourrait être la bonne mesure, pour
paraphraser Nimier dans sa préface à Casse-pipe. La logorrhée délirante
émaillée de sottises énormes et de traits de génie est plutôt bien approchée.
Pourtant le ton n’y est
pas toujours, la voix non plus. Lavant est souvent un peu trop geignard, un peu
trop nasal, là où il aurait dû nuancer son récital par des notes plus
gutturales, moins éraillées aussi, et par plus de préciosités appuyées. Une
écoute des divers entretiens que donna Céline dans les années 1950 permet de
s’en rendre compte.
Il n’en demeure pas moins
que l’illusion fonctionne de temps en temps. A croire que Denis Lavant pourrait
incarner une cafetière, un poisson rouge ou même un écrivain bizarre avec les
limites que, curieusement, lui impose sa démesure.
Procès à charge ?
Ce côté grimaçant, ces
ronds de jambes, ces mines tour à tour obséquieuses et menaçantes, voilà qui
ressemble fort à un portrait – à un procès ? – à charge. Peu de choses
sont dites sur l’art de Céline, à part quelques allusions à sa fameuse transposition.
Les enregistrements de Céline, ainsi que les Entretiens avec le professeur Y,
nous en apprennent infiniment plus. Les gémissements, les pitreries, le
cabotinage et même le mensonge n’en sont pas absents, certes, mais les propos
qu’ils enrobent rendent un peu plus justice au génie de leur auteur (qui
en était conscient – un peu trop, peut-être ?).
N’ayant pas lu le livre
que tira Hindus de sa rencontre avec Céline[ii], je
ne me prononcerai pas sur la fidélité du film d’Emmanuel Bourdieu à ce récit.
Que ce film soit à charge ou à décharge, peu importe : cela n’aura aucun
effet sur un public averti qui se sera déjà fait son idée depuis longtemps,
quelle qu’elle soit[iii].
Reste un numéro d’acteur qui dans ses bons moments évoque ceux dont était
capable Céline.
[i] Paru chez Plon en 2004,
cet ouvrage est plein d’érudition et d’erreurs (l’entrée sur Jünger, par
exemple, en accumule d’assez croquignolettes). On y trouve aussi des entrées
intéressantes sur Céline et le cinéma.
[ii] Louis-Ferdinand Céline tel que je l’ai vu (The Crippled Giant).
[iii] Si vous voulez connaître
le mien, pour peu qu’il ait un quelconque intérêt : il serait temps, plus
de cinquante ans après sa mort de cesser de faire et de refaire le procès – à
charge ou à décharge – de Céline. Cela afin de le mettre son génie à la place
qui lui revient ; quant à l’homme, eh bien oui, c’était un antisémite
obsessionnel. En somme, ne pas se tromper de conjonction de coordination :
dire et, non mais ; tant pis, c’est ainsi. Et pour ce qui est de son séjour
au Danemark et aux menaces qui pesaient sur lui en France après la Libération,
disons que ce sort était évidemment injuste, mais qu’il ne pouvait décemment
s’en plaindre, vu les circonstances. Mais il suffit : admirons l’artiste.
C’est après tout ce qui nous reste.
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