Dans ma note précédente,
je mentionnais, au sujet de Résistance au Meilleur des mondes, l’hypothèse
d’une destruction consciente et même concertée de toute culture, de tout savoir
transmis par les générations antérieures. Sans aller jusqu’à accuser nos joyeux
gouvernants de comploter pour achever de sabouler l’école en France, les échos
relatifs au projet de réforme de l’enseignement secondaire ne sont guère
rassurants.
Tirez
la langue !
Nous glisserons sur le
programme d’histoire, dont je n’ai pas bien compris les détails : après
tout, il existe des librairies et des bibliothèques pour les esprits curieux.
Encore faut-il, pour ceux qui n’y seraient pas encouragés par leurs familles,
que l’école éveillât cette curiosité. Mais, qui sait, à force d’entendre de
vagues à-peu-près, peut-être certains voudront-ils en savoir plus, à condition
de s’abreuver à des sources fiables…
Il sera plutôt question
de langues.
L’enseignement de
l’allemand, ou plutôt de supposées menaces qui pèseraient sur lui, a suscité
quelque inquiétude, jusqu’à pousser Mme l’ambassadrice d’Allemagne à Paris à
faire une petite visite à Mme Vallaud-Belkacem. On redouterait la fermeture de
classes dites bilangues[i]. Il
semble, et c’est regrettable, que l’on ne fasse décidément aucun effort pour
encourager les collégiens à apprendre la langue d’un pays voisin avec lequel le
moins qu’on puisse dire est que nous avons des relations particulières.
Mais voici qu’il se
murmure que le grec ancien et le latin risquent d’être versés dans un
mystérieux enseignement dit des langues et cultures de l’antiquité[ii],
lequel pourrait être proposé parmi d’autres activités pluridisciplinaires,
autant que le permettraient les collèges... Un enseignement sérieux du latin et
du grec ne serait donc pas possible avant la seconde. Et là, contrairement à
l’histoire, il ne suffit pas d’être curieux pour combler cette lacune.
Du reste, si, à Dieu ne
plaise, cette réforme est adoptée et fait sentir ses effets pendant quelques
années, restera-t-il des élèves pour se lancer en seconde dans l’apprentissage
du latin et du grec ? Et, quelques années plus tard, qui restera-t-il pour
les enseigner ? Peu à peu, il ne restera du grec ancien et du latin en
France que quelques lambeaux, à peine dignes des pages roses du Petit
Larousse. Puis plus rien, vraisemblablement[iii].
Que
veut-on faire des jeunes ?
Le recul des humanités
classiques ne date pas d’hier et il serait hypocrite de ne s’en apercevoir
qu’aujourd’hui et donc d’accabler notre ministre de l’Education nationale, qui
est quand même une dame au sourire avenant. Cela fait des années que l’on
entend parler de combats menés par divers intellectuels, érudits, professeurs
et académiciens pour sauver les « langues anciennes ». Et, il y a
bien plus longtemps, il eût peut-être fallu s’inquiéter de l’apparition dans
les lycées des classes dites modernes[iv].
Il serait intéressant de
se demander quel est le but – conscient, inconscient, demi-conscient ou
inavouable – de ce travail de sape. Celui-ci étant mené par des ministres
classés aussi bien à gauche qu’à droite, deux arguments nous sont
habituellement servis : à gauche, par souci d’égalité, à droite, par souci
d’utilité. Le résultat permet en fait de fabriquer une jeunesse de plus en plus
inculte et malléable, perméable à tous les mots d’ordre chers à la gauche et
soumise au marché désormais vénéré plus que tout par la droite (et de plus en
plus par la gauche). Ou, si l’on préfère, de fournir des ilotes à l’Etat et aux
grandes entreprises. Un bon fonctionnaire ou un bon employé n’a pas besoin de
savoir le latin et le grec.
Les optimistes
objecteront qu’au contraire la jeunesse d’aujourd’hui s’ouvre de plus en plus
au monde, qu’elle parle bien plus souvent des langues étrangères que les
générations précédentes… Voire : de l’anglais d’aéroport, pour rester
poli.
Quelques
souvenirs personnels
Mon point de vue est
celui d’un homme qui a quitté l’école depuis longtemps – au grand soulagement
des professeurs – et n’a pas dépassé un trimestre de grec (facultatif) en
cinquième, contre six ans de latin. En terminale (c’était il y a vingt-cinq
ans, tempus
fugit),
dans mon lycée, nous n’étions guère qu’une quinzaine de forcenés à faire du
latin, « littéraires » et « scientifiques » confondus, à
l’heure du déjeuner. Au bac, mon examinateur avait dû arroser son
déjeuner : après m’avoir complimenté sur ma traduction d’un passage de
Tacite, il me flanqua un onze sur vingt.
(L’année suivante, en
classe de mathématiques supérieures, j’eus droit à des cours de programmation
où je brillai par ma nullité ; comme disait un camarade : « nous
préférerions des cours de latin, ce serait plus drôle et on se cultiverait un
peu. » Les cours de programmation nous permettaient d’apprendre un langage
informatique nommé Pascal, que j’ai complètement oublié et dont je ne me
suis jamais servi par la suite.)
Quelques années plus
tard, alors que j’étais un ingénieur débutant, un soir, un jeune agrégé de
lettres classiques me fit part de son sentiment d’inutilité. C’est que nous
autres ingénieurs bâtissions et fabriquions toutes sortes de choses utiles à
nos semblables tandis que lui avait étudié et allait enseigner des langues que
plus personne ne pratique à un public de privilégiés. Je pris sur moi de lui
expliquer que nos belles réalisations, à nous autres ingénieurs, étaient
destinées à subsister tout au plus une cinquantaine d’années pour la
quasi-totalité d’entre elles, alors que lui perpétuait un savoir vieux de
plusieurs millénaires… De lui – en tant qu’agrégé de lettres classiques – ou de
moi – en tant qu’ingénieur, il est facile de deviner qui laissera quelque chose
aux générations à venir.
Nous avons une lourde
dette envers nos ancêtres, par ce qu’ils nous ont légué de bon. Et les seuls à
qui nous puissions régler cette dette sont nos descendants. Avec des biens
matériels périssables ou avec une culture plus que millénaire ?
[i] Pourquoi pas bilingues ? Je l’ignore, das
weiß ich nicht, nescio.
[ii] L’antiquité se
limite-t-elle aux Grecs et aux Romains ? Y aura-t-il une initiation au
goth, à l’étrusque ? Au gaulois, peut-être ?
[iii] Je brode, je brode…
Quelques données sérieuses dans le Monde
(ici) : même le Monde ne
s’enthousiasme plus pour nos ministres…
[iv] En 1891, si je suis bien
renseigné…
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