samedi 2 mai 2015

De destructione humanitatum

Dans ma note précédente, je mentionnais, au sujet de Résistance au Meilleur des mondes, l’hypothèse d’une destruction consciente et même concertée de toute culture, de tout savoir transmis par les générations antérieures. Sans aller jusqu’à accuser nos joyeux gouvernants de comploter pour achever de sabouler l’école en France, les échos relatifs au projet de réforme de l’enseignement secondaire ne sont guère rassurants.
Tirez la langue !
Nous glisserons sur le programme d’histoire, dont je n’ai pas bien compris les détails : après tout, il existe des librairies et des bibliothèques pour les esprits curieux. Encore faut-il, pour ceux qui n’y seraient pas encouragés par leurs familles, que l’école éveillât cette curiosité. Mais, qui sait, à force d’entendre de vagues à-peu-près, peut-être certains voudront-ils en savoir plus, à condition de s’abreuver à des sources fiables…
Il sera plutôt question de langues.
L’enseignement de l’allemand, ou plutôt de supposées menaces qui pèseraient sur lui, a suscité quelque inquiétude, jusqu’à pousser Mme l’ambassadrice d’Allemagne à Paris à faire une petite visite à Mme Vallaud-Belkacem. On redouterait la fermeture de classes dites bilangues[i]. Il semble, et c’est regrettable, que l’on ne fasse décidément aucun effort pour encourager les collégiens à apprendre la langue d’un pays voisin avec lequel le moins qu’on puisse dire est que nous avons des relations particulières.
Mais voici qu’il se murmure que le grec ancien et le latin risquent d’être versés dans un mystérieux enseignement dit des langues et cultures de l’antiquité[ii], lequel pourrait être proposé parmi d’autres activités pluridisciplinaires, autant que le permettraient les collèges... Un enseignement sérieux du latin et du grec ne serait donc pas possible avant la seconde. Et là, contrairement à l’histoire, il ne suffit pas d’être curieux pour combler cette lacune.
Du reste, si, à Dieu ne plaise, cette réforme est adoptée et fait sentir ses effets pendant quelques années, restera-t-il des élèves pour se lancer en seconde dans l’apprentissage du latin et du grec ? Et, quelques années plus tard, qui restera-t-il pour les enseigner ? Peu à peu, il ne restera du grec ancien et du latin en France que quelques lambeaux, à peine dignes des pages roses du Petit Larousse. Puis plus rien, vraisemblablement[iii].
Que veut-on faire des jeunes ?
Le recul des humanités classiques ne date pas d’hier et il serait hypocrite de ne s’en apercevoir qu’aujourd’hui et donc d’accabler notre ministre de l’Education nationale, qui est quand même une dame au sourire avenant. Cela fait des années que l’on entend parler de combats menés par divers intellectuels, érudits, professeurs et académiciens pour sauver les « langues anciennes ». Et, il y a bien plus longtemps, il eût peut-être fallu s’inquiéter de l’apparition dans les lycées des classes dites modernes[iv].
Il serait intéressant de se demander quel est le but – conscient, inconscient, demi-conscient ou inavouable – de ce travail de sape. Celui-ci étant mené par des ministres classés aussi bien à gauche qu’à droite, deux arguments nous sont habituellement servis : à gauche, par souci d’égalité, à droite, par souci d’utilité. Le résultat permet en fait de fabriquer une jeunesse de plus en plus inculte et malléable, perméable à tous les mots d’ordre chers à la gauche et soumise au marché désormais vénéré plus que tout par la droite (et de plus en plus par la gauche). Ou, si l’on préfère, de fournir des ilotes à l’Etat et aux grandes entreprises. Un bon fonctionnaire ou un bon employé n’a pas besoin de savoir le latin et le grec.
Les optimistes objecteront qu’au contraire la jeunesse d’aujourd’hui s’ouvre de plus en plus au monde, qu’elle parle bien plus souvent des langues étrangères que les générations précédentes… Voire : de l’anglais d’aéroport, pour rester poli.
Quelques souvenirs personnels
Mon point de vue est celui d’un homme qui a quitté l’école depuis longtemps – au grand soulagement des professeurs – et n’a pas dépassé un trimestre de grec (facultatif) en cinquième, contre six ans de latin. En terminale (c’était il y a vingt-cinq ans, tempus fugit), dans mon lycée, nous n’étions guère qu’une quinzaine de forcenés à faire du latin, « littéraires » et « scientifiques » confondus, à l’heure du déjeuner. Au bac, mon examinateur avait dû arroser son déjeuner : après m’avoir complimenté sur ma traduction d’un passage de Tacite, il me flanqua un onze sur vingt.
(L’année suivante, en classe de mathématiques supérieures, j’eus droit à des cours de programmation où je brillai par ma nullité ; comme disait un camarade : « nous préférerions des cours de latin, ce serait plus drôle et on se cultiverait un peu. » Les cours de programmation nous permettaient d’apprendre un langage informatique nommé Pascal, que j’ai complètement oublié et dont je ne me suis jamais servi par la suite.)
Quelques années plus tard, alors que j’étais un ingénieur débutant, un soir, un jeune agrégé de lettres classiques me fit part de son sentiment d’inutilité. C’est que nous autres ingénieurs bâtissions et fabriquions toutes sortes de choses utiles à nos semblables tandis que lui avait étudié et allait enseigner des langues que plus personne ne pratique à un public de privilégiés. Je pris sur moi de lui expliquer que nos belles réalisations, à nous autres ingénieurs, étaient destinées à subsister tout au plus une cinquantaine d’années pour la quasi-totalité d’entre elles, alors que lui perpétuait un savoir vieux de plusieurs millénaires… De lui – en tant qu’agrégé de lettres classiques – ou de moi – en tant qu’ingénieur, il est facile de deviner qui laissera quelque chose aux générations à venir.
Nous avons une lourde dette envers nos ancêtres, par ce qu’ils nous ont légué de bon. Et les seuls à qui nous puissions régler cette dette sont nos descendants. Avec des biens matériels périssables ou avec une culture plus que millénaire ?




[i] Pourquoi pas bilingues ? Je l’ignore, das weiß ich nicht, nescio.
[ii] L’antiquité se limite-t-elle aux Grecs et aux Romains ? Y aura-t-il une initiation au goth, à l’étrusque ? Au gaulois, peut-être ?
[iii] Je brode, je brode… Quelques données sérieuses dans le Monde (ici) : même le Monde ne s’enthousiasme plus pour nos ministres…
[iv] En 1891, si je suis bien renseigné…

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