Qui n’est pas résistant
aujourd’hui ? Soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale,
nous sommes encore remplis d’une sympathie et d’une admiration pour la
résistance à l’occupant au point de nous y identifier volontiers (et abusivement).
Jusqu’à, par exemple, l’épastrouillant M. Jean-Michel Ribes qui, au sein du
théâtre (subventionné) du Rond-Point, organisa, voici quelques années une
saison consacrée au rire de résistance. Le même (avec le soutien des
forces de l’ordre) résista ensuite, en 2011, à des manifestants contestant les
représentations de je ne sais plus quelle pochade impie déjà desséchée dans nos
souvenirs[i]. Et,
début 2013 si ma mémoire est bonne, ce valeureux combattant organisa une petite
sauterie avec quelques vedettes engagées et quelques ministres pour marquer son
adhésion au courageux mouvement de résistance à la Manif Pour Tous…
toujours dans son théâtre subventionné.
Un peu
d’histoire
Le mot résistance,
on l’aura compris, s’est aujourd’hui tellement éventé et affadi qu’il est
difficile de ne pas ironiser sur qui veut l’employer. Il est vrai qu’user de
mots ayant encore un sens est devenu particulièrement délicat de nos jours. Or
il n’en fut pas toujours ainsi.
Par exemple, il eût été
d’une témérité frisant la démence de crier sur les toits qu’on était résistant
en France, entre 1940 et 1944. Ceux qui l’étaient effectivement étaient en
général plutôt discrets et usaient de leur courage à de meilleures fins que
celle de se poser en héros. Ce n’est qu’après la Libération que tout le monde
ou à peu près proclama en être, et ce n’est pas encore fini… Mais n’allons pas
nous répéter.
En remontant encore le
temps, cette fois jusqu’au XIXe siècle, il ne faisait pas bon être rattaché à
la résistance. Certes, ce n’était pas dangereux. Mais la résistance,
c’était alors le contraire du mouvement, autrement dit du progrès social
ou technique. Un résistant, c’était l’ennemi de la gauche qui pense et de
l’industriel qui s’enrichit. En résumé, c’était Môssieu Réac, tel que
croqué par Nadar. Du reste, au XIXe siècle, et en quittant le strict – et
ennuyeux – domaine des opinions politiques, cette appellation pourrait fort
bien s’appliquer à quelques grandes plumes antimodernes, comme Barbey
d’Aurevilly, Baudelaire, Bloy ou Huysmans d’une part, Flaubert d’autre part.
Un
manifeste utile
Comme tout le monde est
désormais résistant depuis environ soixante-dix ans, l’important est de savoir,
pour que cela ait un sens, à quoi résister (ou prétendre résister). A cet
égard, la proposition contenue dans le titre d’un livre de MM. Éric Letty et
Guillaume de Prémare paru en mars chez Pierre-Guillaume de Roux, éveille
l’intérêt : Résistance au Meilleur des mondes.
L’argument de ce livre
est simple : premièrement, le monde unifié, gentiment totalitaire où
l’homme prétend être son propre créateur pour plus de confort et d’ordre,
dépeint en 1932 dans Le Meilleur des mondes, est peut-être bien plus
proche de nous dans le temps que ce qu’avait imaginé Aldous Huxley ;
deuxièmement, ce n’est pas une bonne nouvelle ; troisièmement, il importe
donc de s’opposer à ce mouvement et, pour ce faire, d’en connaître les
mécanismes et les acteurs.
Ce mouvement, donc, ne
date pas d’hier. On peut le voir à l’œuvre d’une part dans la recherche d’une
maîtrise totale de la vie humaine, de la naissance à la mort, par des moyens
techniques, et d’autre part dans une entreprise de séparation des hommes de
tout ce qui a construit les sociétés au cours du temps : histoire,
famille, nation, ou toute espèce de tradition. Les exemples ne manquent pas, du
mariage dit pour tous (vu ici comme un prélude à l’autorisation de la
procréation médicalement assistée pour les couples de femmes ou à la gestation
dite pour autrui… en attendant, qui sait, que la technique permette l’ectogenèse ?)
à la déconstruction systématique de l’enseignement, notamment des humanités.
Qui peut vouloir
un tel mouvement ? Les auteurs pourraient être tentés de dénoncer un vaste
complot, dans un chapitre intitulé Les architectes du « meilleur des
mondes » où ils avancent quelques hypothèses quant à d’éventuelles
sociétés de pensées ou organisations internationales (parmi lesquelles l’ONU et
l’Union européenne, souvent mentionnées dans ce livre), mais préfèrent – et ils
ont sans doute raison – choisir celle d’une construction « à partir
d’une idéologie diffuse[ii] ».
Si cette dernière hypothèse est fort recevable, il serait judicieux d’ajouter
aux sociétés de pensées et aux organismes politiques les grandes entreprises,
lesquelles pourraient fort bien voir dans la mécanisation et la standardisation
de l’humain un moyen d’augmenter leurs profits par une rationalisation parfaite
de nos vies. Cet aspect, s’il n’est pas ignoré dans Résistance au
Meilleur des mondes[iii],
n’est pas, semble-t-il, autant développé, et c’est à peu près la seule réserve
que l’on pourrait faire sur ce livre. Au super-Etat-nounou fort
justement dénoncé, il eût fallu explicitement ajouter l’Employeur-papa,
ou quelque chose de la même farine[iv],
pour que le tableau fût complet.
Soit dit en passant quant
au caractère diffus de l’idéologie mise en œuvre, rien n’interdit de penser,
pour peu que l’on ait des inclinations religieuses, à un plan du diable, dont
chacun sait (au moins depuis Baudelaire) que sa plus grande ruse est de nous
faire croire qu’il n’existe pas (ne serait-ce que par la bouffonnerie de la
plupart des théories du complot). Certains s’en feront les complices par
orgueil, d’autres par paresse (intellectuelle le plus souvent), d’autres encore
par avidité. Et les quidams comme vous et moi parfois aussi, par indifférence
ou par sentiment d’impuissance.
J’ai parlé de Résistance
au Meilleur des mondes comme d’un manifeste et non d’un pamphlet, ce qu’il
pourrait être s’il ne proposait rien. Il est bien joli en effet de résister à
quelque chose, encore faut-il avoir quelque chose à bâtir après le combat.
Contentons-nous de citer un extrait (parmi d’autres possibles) de la conclusion[v] de
cet utile ouvrage :
« […] ce terme de
"conservateurs" n’est pas adapté car la riposte au "meilleur des
mondes" ne consiste pas à "conserver" des valeurs, mais à
déployer un élan vital pour l’avenir, à manifester une culture de la liberté,
qui […] se comprend comme l’ensemble des libertés concrètes dont l’homme
peut jouir et bénéficier dans le respect de l’ordre naturel. »
Cette riposte, dont un
signe fut, selon les auteurs de Résistance au Meilleur des mondes, la Manif
Pour Tous[vi],
ne fait donc que commencer. Toujours selon eux (et il faut leur donner raison),
elle devra prendre un jour ou l’autre, entre autres aspects, une tournure
politique pour exister. Souhaitons que ce ne soit pas dans des combinaisons
partisanes…
[i] Sic transit gloria mundi, comme ne dirait certainement pas notre
ministre de l’Education Nationale. Pour savoir ce que je pense de ce genre
d’affaire, voir ici.
[ii] Quant à cette idéologie,
à sa naissance, son essor et ses limites, on pourra lire Le Règne de l’homme – Genèse et échec du projet moderne, de Rémi
Brague, un ouvrage qui offre plus une perspective historique et philosophique
qu’un point de vue militant, mais qui n’en est pas moins corrosif.
[iii] L’élite mondialisée,
l’oligarchie apatride, la super-classe, appelez cela comme vous voudrez,
n’exclut pas, après tout, les grands patrons…
[iv] Ejusdem farinae, comme ne dirait toujours pas notre ministre de
l’Education Nationale.
[v] Intitulée Voici le temps des Veilleurs. Occasion de
rappeler un petit livre fort intéressant paru l’an dernier, Nos Limites.
[vi] N’allons pas faire un
mauvais procès à Guillaume de Prémare, qui fut président de ce mouvement, en
l’accusant de se livrer à un plaidoyer pro
domo (comme ne dirait décidément pas notre ministre…) ; en somme, cet
engagement et ce livre se suivent logiquement.
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