La prudence devrait
toujours être de mise lorsqu’il s’agit de plaisanter. Surtout si la
plaisanterie est énorme et le contexte délicat, ce que je suggérais dans une
note d’un récent article (ici) : qui sait sous quels yeux, dans quelles
oreilles peut tomber une bonne grosse plaisanterie, et dans quelles têtes elle
peut faire mûrir des idées démentes et dangereuses. Surveillons donc nos
plaisanteries, avant qu’elles ne deviennent des prophéties.
Un
poisson carnassier
J’ai déjà évoqué l’an
dernier (ici) l’admiration que j’éprouve pour l’art des dessinateurs de Simplicissimus,
hebdomadaire satirique allemand qui parut tous les lundis de 1896 à 1944, sans
toujours en approuver les légendes, surtout en des périodes (entre 1914 et 1918
et encore plus de 1933 à 1944) où la satire devait brosser le pouvoir dans le
sens du poil.
D’après mes calculs, le 1er
avril 1914 tomba un mercredi. Les lecteurs de Simplicissimus allaient
donc pouvoir s’amuser dès le 30 mars, et ne durent pas manquer de le
faire : le numéro du 30 mars 1914 est un petit joyau (à voir ici ; ne
craignez rien si vous ne lisez pas l’allemand, a fortiori en caractères
gothiques, un résumé suit). Les piliers de la revue (Olaf Gulbransson, Eduard
Thöny, Wilhelm Schulz, Thomas Theodor Heine) se relayèrent pour conter une
histoire dessinée bien loufoque, devant ridiculiser – sans doute de manière
définitive, durent-ils croire – un certain nationalisme allemand, fortement
teinté de militarisme.
Qu’on en juge
plutôt : un jour, l’empereur Guillaume II, lassé par le pouvoir, cède son
trône à un certain M. Krause, parfait représentant du Spießbürger touché
par des sentiments nationaux-romantiques, petit, gras, barbichu, engoncé dans
sa redingote, mais dont le fier regard germanique fait étinceler un héroïque
pince-nez. Avec lui, l’Allemagne va enfin accéder à la place qui lui revient
dans le concert des nations, c’est-à-dire la seule…
D’abord, il y a ces
Français, qui ont décidé d’interdire l’importation de choucroute allemande dans
leur pays : un casus belli, pour le moins. Après les premiers
succès allemands sur les bords de la Marne, le gouvernement français propose un
armistice : trop facile pour sa majesté Krause, qui décide de poursuivre
la guerre. Dans un immense fracas, l’armée française sera anéantie lors de la
bataille de Bordeaux, qui demeurera dans les annales.
Au tour des Russes de
chercher noise à l’Allemagne. Donc Krause, comme tout le monde, envahit la
Russie. L’apparition du fantôme de Napoléon, le mettant en garde contre ce
succès trompeur en lui rappelant l’incendie de Moscou, ne provoque chez lui qu’un
haussement d’épaules : c’est qu’en bon bourgeois allemand, il a tout prévu
et amené avec lui une brigade de pompiers. C’en sera fait de la puissance
russe, et bientôt Nicolas II n’aura plus qu’à se rendre, à genoux devant sa
majesté Krause.
Or voici que les Anglais
entrent dans la danse : la flotte britannique menace Hambourg. En quelques
vols de Zeppelins chargés de bombes, elle sera envoyée par le fond.
Sa majesté Krause n’a
plus qu’à savourer son triomphe, défilant à la tête de ses armées dans son plus
bel uniforme sous la porte de Brandebourg tandis que, surgissant du ciel,
Germania vient déposer sur son impériale tête une couronne de lauriers.
C’est alors que madame
Krause lui demande ce qu’il a à tant transpirer et quel rêve il a encore pu
faire. Dans l’obscurité de la chambre conjugale, sous l’édredon, il
murmure : « Tu étais impératrice… ».
Quatre
mois plus tard
Il suffit de quatre mois
pour que se réalisât une partie de ce rêve grotesque. Sauf que Guillaume II ne
céda la place à aucun Krause pour lancer l’Allemagne et toute l’Europe (bien
complice, d’ailleurs) dans les quatre ans de guerre que l’on sait.
J’ignore si les
magnifiques artistes[i]
de Simplicissimus se mordirent les doigts à l’été 1914 lorsqu’ils virent
leur énorme blague prendre un tour prophétique. Il n’en demeure pas moins
qu’ils mirent leurs grands talents au service de la propagande guerrière
allemande, exaltant tout ce qu’ils ridiculisaient encore quelques mois
auparavant.
Vingt
ans après
Que dire de l’Allemagne
en 1933 ? Fatiguée, elle s’offrit à un genre de sous-Krause, un ancien
rapin devenu un politicien aussi habile que fanatique. Adolf Hitler parvint
presque à réaliser le rêve de Krause, en y ajoutant pas mal d’horreurs
supplémentaires de son cru. On sait quels efforts il fallut pour l’arrêter – et
toute l’Allemagne avec lui – dans sa course folle et meurtrière.
Là encore, les talentueux
artistes de Simplicissimus, parmi lesquels trois des quatre auteurs de
l’histoire résumée plus haut (Heine, qui était juif, put s’exiler à temps ;
double chance pour lui : il échappa aux persécutions et ne collabora pas à
la plus basse propagande), ne lésinèrent pas sur les efforts pour contribuer à
la propagande du nouveau régime. Je me demande si, à partir de 1939, il
arrivait à ces vieux messieurs de relire le numéro du 30 mars 1914 de Simplicissimus.
Et, dans ce cas, quels pouvaient être leurs sentiments. Allez savoir, les
humoristes, surtout les professionnels, ne sont pas toujours des gens très
sérieux.
[i] Vraiment, j’admire leur
art. Avec quelques réserves pour Schulz, dont le trait finit au cours du temps
par s’affadir quelque peu.
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