Ne serait-il pas urgent
de nous défaire du bruit ambiant ? L’actualité qu’on nous sert ressemble
parfois à un torrent de choses dérisoires sur lesquelles tout un chacun se
croit autorisé à avoir un avis ou tenu d’en avoir un. Serions-nous tous devenus
des experts en immenses riens ? Tout y passe, avant d’être plus ou moins
oublié : les querelles entre les héritiers de Johnny Hallyday, les
disputes entre MM. Wauquiez et Juppé, le scandale récurrent du froid et de la
neige en hiver… L’important est de nous servir la polémique du jour.
Une des plus lamentables
de ces polémiques, récemment, a été celle qui a tourné autour des fêtes
johanniques d’Orléans. Une des plus instructives aussi, à plus d’un aspect.
Rappelons de quoi il s’agit.
Commençons par un aveu :
à part les Orléanais, nous ignorions probablement, pour la plupart, l’existence
desdites fêtes jusqu’à il y a quelques jours. Si j’ai bien compris de quoi il s’agit,
des festivités ont lieu chaque année à Orléans, en mai, pour commémorer la
libération par Jeanne d’Arc, en ce même mois de l’année 1429, de la ville, qui
était assiégée par les Anglais depuis des mois. Au cours de ces festivités, une
jeune fille doit défiler à cheval dans un costume évoquant celui de l’héroïne. Pour
ce faire, un comité est chargé de sélectionner celle qui le fera, selon des
critères bien établis.
Cette année, l’honneur a
échu à une certaine Mathilde Edey Gamassou. Aussitôt, quelques énergumènes se
sont répandus sur Touiteur pour clamer leur indignation. Pourquoi ? Eh
bien, Mlle Edey Gamassou se trouve être une jeune Française de père béninois et
de mère polonaise. On pourrait en rester à cette anecdote, des autorités
orléanaises participant au comité évoqué plus haut ayant rappelé que la « Jeanne
d’Arc » de 2018 réunissait toutes les conditions requises.
Cependant, les
protestations desdits énergumènes, ayant été publiées sur des réseaux dits
sociaux, ont fait du bruit et nous voilà tous en train de donner notre avis sur
l’affaire. Qu’en dire ?
Tout d’abord, constatons
que l’hystérie contemporaine se nourrit d’à peu près tout, sous n’importe quel
prétexte. Ce qui eût dû rester une anecdote locale où se serait manifestée l’aigreur
de quelques grincheux est devenu une occasion de plus pour un peu tout le monde
de s’écharper derrière un clavier et devant un écran. Certes, cela vaut
toujours mieux que d’en venir aux mains, mais quelle perte de temps !
Ensuite, l’affaire ayant
fait du bruit, les articles dans la presse en ligne se sont multipliés, la
plupart pour défendre, Dieu merci, Mlle Edey Gamassou et le choix du comité. Or
les commentaires des lecteurs de ces articles sont souvent loin d’être au
diapason. On a vu se déverser un torrent, un mascaret, un raz-de-marée de bile.
Que disent ces commentaires ?
Par exemple que faire
représenter Jeanne d’Arc par une jeune fille métisse constitue une invraisemblance,
comme si l’on demandait à Gérard Depardieu de jouer le rôle-titre dans un film
racontant la vie de Martin Luther King. Il est facile de balayer cet argument :
premièrement, Martin Luther King fut un héros – ou un héraut – de la défense
des droits des Noirs américains opprimés par des Blancs ; or il ne me
semble pas que Jeanne d’Arc fût l’héroïne de la défense des droits de Blancs
opprimés par des Noirs ; secondement, une commémoration n’est pas un
spectacle biographique ; j’ai comme l’intuition ces fêtes sont plutôt pour
les Orléanais de se rappeler ce qu’ils doivent à Jeanne et de rendre grâce pour
l’intervention décisive, mais inespérée, invraisemblable, d’une jeune
fille venue des marches du royaume. Il s’agit bien de remercier une étrangère :
Jeanne n’était pas Orléanaise. Les grincheux n’en tiennent pas compte :
ils hurlent à la trahison de notre histoire. Ils n’ont rien compris (et, je le
crains, ne veulent rien comprendre). Car la plus stricte exactitude historique
exigerait de faire chevaucher à ces fêtes non une Orléanaise, mais une jeune
fille originaire du Barrois. De préférence, elle se prénommerait Jeanne et
serait née à Domremy vers 1412.
Oublions donc l’argument
de la vraisemblance ou de l’exactitude, puisqu’il est nul. Les grincheux se
disent patriotes et prétendent vénérer Jeanne d’Arc, vénération que je partage
volontiers. Logiquement, ils devraient se réjouir de ce qu’une jeune fille d’ascendance
étrangère aime le pays où elle est née et où elle a grandi au point de vouloir
participer à des fêtes rendant hommage à une personne aussi importante dans
notre histoire (et à une sainte !). Or ils se lamentent : je n’ose me
demander quelle est leur conception de la notion de patrie ; j’ai trop
peur d’avoir l’intuition de ce qu’elle est pour eux une affaire de
pigmentation. Et, dans le lot, il doit y en avoir qui se disent chrétiens.
Certains ayant manifesté
leur aigreur d’une manière parfaitement odieuse[i],
quelques-uns des grincheux ont voulu voir un piège dans le choix fait :
non, bien sûr, ils n’ont rien contre Mlle Edey Gamassou, ils regrettent même
que des insultes aient pu la blesser ; mais ils précisent aussitôt que
selon eux la faute en incomberait au comité qui l’a choisie, forçant de « vrais
Français » à exprimer leur « légitime colère » (avec parfois une
exagération regrettable) devant cette « provocation ». Difficile de
masquer de manière plus hypocrite le caractère raciste de ces réactions. Ces gens
me font penser à des détrousseurs qui reprocheraient à leurs victimes d’avoir
emprunté des chemins réputés dangereux.
Pour ma part, je trouve
au contraire que le comité qui organise ces fêtes a été bien inspiré en choisissant
cette jeune fille parmi toutes celles qui répondaient aux critères sur lesquels
il s’appuie. Il a choisi, comme pour en faire un exemple, une demoiselle pour
qui aimer la France et les Français relève pour ainsi dire du choix. Un peu
comme cela avait été le cas pour Jeanne d’Arc : le Barrois, dans les
années 1420, était un pays aux frontières subtiles, pour ne pas dire
compliquées.
Voilà donc une armure
bien lourde pour les épaules de la jeune Mathilde. Qu’elle n’ait peur de rien :
celle qu’eut à porter Jeanne dut être plus lourde. Et la sainte intercède
peut-être déjà pour la jeune fille d’aujourd’hui, à qui l’on peut souhaiter que
cette fête soit pour toute sa vie non seulement un beau souvenir, quand elle
aura eu lieu, mais aussi une lueur qui la guide.
Quant aux grincheux, il
est probable que Jeanne prie aussi pour eux. Pour que leurs yeux s’ouvrent.
Reconnaissons, pour
finir, que cette sotte affaire peut aussi constituer une occasion de
redécouvrir sainte Jeanne d’Arc, loin des fantasmes. Il en sera d’ailleurs encore
question dans les parages, bientôt.
[i] Quelques exemples de
propos aussi bêtes qu’infects sont donnés ici, chez Patrice de Plunkett.
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