Puisqu’il a été question
récemment, à l’occasion d’une sotte polémique lancée par quelques grincheux et
relayée par d’autres, de Jeanne d’Arc, il est légitime de se poser une question :
que peut-on encore en dire de neuf ? Pour le meilleur et pour le pire, sa
figure a été abordée par maints écrivains, historiens, dramaturges, cinéastes,
peintres et musiciens. Sans parler des politiciens de tout pelage.
Il est évidemment
possible de lire ou de relire au sujet de Jeanne des ouvrages tels que ceux de
Colette Beaune ou encore cet étonnant essai de Léon Bloy, Jeanne d’Arc et l’Allemagne,
ou encore de revoir le sobre film en deux parties que réalisa Jacques Rivette
voici bientôt 25 ans. Mais rien de neuf ?
Un écrivain, Michel
Bernard, vient de s’y essayer dans Le bon cœur, roman paru il y a peu
aux éditions de la Table ronde. Délicate tâche que de traiter sous la forme d’un
roman la brève, invraisemblable et magnifique équipée de Jeanne d’Arc, sillon
profond tracé dans l’histoire de notre pays. Les pièges étaient aussi nombreux et
redoutables que béants.
Il y a d’abord celui de l’exposition
d’une thèse, qu’elle soit farfelue ou sérieuse. Jeanne d’Arc, après tout, a
dérouté ses contemporains et pas qu’eux. De là à partir sur la première piste
qui ferait croire à la résolution de quelque énigme ou qui voudrait nous vendre
quelque « secret » que nous cacheraient de terribles instances[i]… Rien
de toutes ces fadaises dans le roman de Michel Bernard, pas plus que l’exploration
de voies plus sûres, qui auraient, certes, l’avantage d’être véridiques, mais
présenteraient le rédhibitoire inconvénient de faire de l’œuvre d’art que doit
être un roman un outil vaguement orné : ni beau ni commode, ce ne serait ni
un bon outil ni une bonne œuvre d’art.
Un autre piège serait
celui de l’épopée : bannières claquant au vent, chevaux cabrés et cris de
guerre toutes les deux pages, avant le fracas des armes. Une variante
naturaliste, sanglante et brutale, de ce genre épique eût été possible aussi,
faisant cette fois tomber l’œuvre dans le Grand-Guignol. Puisque Jeanne d’Arc
prit part à des batailles, certaines mémorables, ces épisodes apparaissent dans
Le bon cœur, mais point trop n’en faut : de bataille en bataille,
il faut se déplacer, parler, prendre ses quartiers, prier, bref vivre. Sans oublier
la mission de Jeanne : amener le Dauphin à enfin devenir Charles VII et se
laissant sacrer à Reims.
Deux risques, une fois
écartés les premiers annoncés, se présentent : la platitude et le
pittoresque.
Le premier pourrait
résulter du choix, dans un roman historique dont les personnages sont tous
réels, de s’interdire de prendre trop de libertés avec la vérité. Tout étant
alors couru d’avance, l’auteur risque alors de ne faire que le résumé plus ou
moins bien écrit d’une histoire déjà connue. C’est peut-être à ce risque-là que
Michel Bernard s’est le plus exposé, les dates et les lieux étant toujours
indiqués avec exactitude et certains chapitres étant même précédés d’une carte
où est tracé le parcours de l’héroïne pendant la période couverte jusqu’à la
prochaine ; de plus, le roman ne comporte aucun passage dialogué. Michel
Bernard est-il vraiment tombé dans ce piège ? Nous tâcherons d’y répondre
plus tard, mais il semble qu’il ait choisi de courir le risque pour éviter dans
une des formes les plus dangereuses de pittoresque : le pittoresque
médiéval.
Ce piège a plusieurs
entrées. Celle du vocabulaire, pour commencer, principalement dans les parties
dialoguées : selon que l’on préfèrera le sucre ou la boue naturaliste, ce
ne sera que gentes dames et gentils damoiseaux, ménestrels
évaporés caressant quelque luth au pied de la tour où est emprisonnée quelque damoiselle
(coiffée d’un hennin), ou alors des « holà, tavernier » dans le
cliquetis des pots d’étain, auxquels seront ajoutés une bonne mesure de rots,
poils de barbe, odeurs corporelles et bouches édentées. Sans oublier quelques
moines paillards ou fanatiques, occasion de caler un peu de latin. Nous sortons
là du vocabulaire pour entrer dans l’atmosphère. Ce genre de bouillie nage en
général dans un jus anachronique, dont Charlemagne est parti boire une pinte
avec du Guesclin et le chevalier Bayard. Un épais vocabulaire guerrier ou
vestimentaire peut fort bien achever de lier cette mauvaise soupe.
Dieu merci, Michel
Bernard nous évite ce supplice-là aussi.
Fort bien, mais ne pas
tomber dans tous ces pièges ne suffit pas à faire un roman, encore moins un bon
roman. Que fait donc Michel Bernard pour cela, maintenant que nous savons
toutes les erreurs qu’il n’a pas commises ?
Eh bien, il fait un
habile travail de romancier, à la fois omniscient et humble, ce que lui permet
et ce à quoi l’oblige le caractère réel des événements ici narrés. Comme nous
savons d’avance ce qui adviendra, point n’est besoin d’inventer quelque épisode
que ce soit. En revanche, il est possible d’appréhender les choses en faisant
varier les points de vue. Pour cela, entrer dans les personnages, s’y glisser
comme dans un gant, voilà un beau travail de romancier. L’histoire est ainsi
vue à hauteur d’homme, à travers des sentiments et des impressions. A travers,
par exemple, la perception qu’a Jeanne de soi et des autres, mais aussi à
travers celle des autres sur elle. Ainsi, les premières pages commencent par l’impression
qu’elle a faite à Baudricourt et par la réaction de ce dernier :
« Cette fois, il la
gifla. Robert de Baudricourt le regretta aussitôt, mais lorsque le regard de la
jeune fille, un instant détourné par le coup, revint se planter dans ses yeux,
la colère qui avait fait partir son bras se ranima »…
D’autres impressions sont
fort concrètes, notamment quant aux accents des uns et des autres – dont on
peut rire tout en se comprenant tant bien que mal, témoin le choyaux qu’écrit
un clerc quand Jeanne lui dicte dans une lettre le mot joyeux. La lenteur
des déplacements permet aussi de percevoir progressivement la variété des
paysages ou de la lumière : ce sera une des premières impressions de
Jeanne dont nous serons les témoins, sur le trajet de Vaucouleurs à Chinon. Ces
passages ont l’intérêt – outre leur beauté – de nous dépeindre – sans que cela
soit explicitement énoncé – une Jeanne découvrant dans son étendue et sa diversité
un pays – la France – au bord duquel elle est née. Et de nous rappeler que la France
– ou tout autre pays – n’est pas qu’une idée ou un principe – fût-ce la
légitimité d’un roi à affirmer ou à défendre – mais aussi des terres, un
relief, une lumière, et surtout les hommes qui l’habitent.
Le concret peut d’ailleurs
s’unir au mystique, comme lorsque Jeanne, désormais captive, fait étape avec
ses geôliers, sur la route d’Arras à Rouen, au Crotoy[ii] :
si la proximité de la mer se fait sentir par les cris de mouettes fatalement
plus nombreux que dans son Barrois natal et par les odeurs qu’apporte le vent,
elle se fait aussi sentir au moment de l’eucharistie : « Elle
communia. Le pain avait un goût plus salé »[iii].
Peut-on faire plus incarné ?
Petit à petit, outre l’histoire
bien connue de Jeanne d’Arc, Michel Bernard nous fait découvrir sa version de
la Pucelle, qui est fort attachante, car bien incarnée. On imagine une jeune
fille certes simple, mais à la fois joyeuse et inquiète, fidèle à ce qu’elle
perçoir de sa vocation, respectueuse et insolente… Pour mieux se faire une idée
de ce que j’essaie de dire là, il est loisible de contempler l’illustration qui
orne le bandeau du livre. C’est un portrait (de profil) de Jeanne d’Arc telle
que l’a imaginée un artiste du XIXe siècle, Paul Dubois : une jeune fille
aux cheveux courts et peu soignés, dont les épaules sont couvertes d’une
armure, regarde devant elle, peut-être légèrement vers le haut. Est-ce vers le
roi ou quelque capitaine expérimenté ? Ou vers le ciel ? Sa bouche,
encore enfantine, esquisse un mouvement : une moue, une insolence, une
question naïve, une saillie d’une étonnante sagesse, ou une simple prière ?
Rarement une illustration aura été si justement choisie.
[i] Un secret existe, et il est
entre Jeanne et Charles VII. Il est généralement admis que c’est ce secret qui
fit considérer Jeanne comme une prophétesse.
[ii] Dans un château qui a
pour maître un certain Ralph Butler, « collaborateur
proche du duc de Bedford. Son vrai nom était Raoul Bouteiller, mais il trouvait
que cela sonnerait mieux dans la langue de ses nouveaux maîtres. »
Ainsi, l’anglomanie n’est pas d’hier en France (et c’est dans Chatty Corner que vous lisez cela !).
[iii] Ici, un reproche :
Jeanne étant chrétienne, il eût fallu écrire plutôt hostie que pain.
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