dimanche 7 janvier 2018

Drieu, Paulhan : deux pôles qui ne s’ignorent pas

On trouve tout dans les correspondances d’écrivains : des poses pour la postérité, des flatteries, des insultes, des marques sincères d’estime, voire d’amitié, des affaires courantes d’édition, des piques et des ragots aussi. Parfois même des considérations d’ordre littéraire. Tous ces ingrédients, avec un dosage varié, font les délices ou l’écœurement de leurs lecteurs.
C’est cependant une impression différente que provoque la lecture des quelques 175 lettres qu’échangèrent Pierre Drieu la Rochelle et Jean Paulhan entre 1925 et 1944. La couleur est annoncée dès la (belle) couverture de cette correspondance, parue en 2017 aux éditions Claire Paulhan : « Nos relations sont étranges », constat fait par Drieu dans une lettre à Paulhan de novembre 1942. Ce constat n’a rien d’étonnant : tout oppose, semble-t-il du moins, les deux hommes.
L’un, Drieu, est un lyrique épris de lucidité[i], incertain de son talent et de sa vocation (littérature ou politique ?) ; il est passé par le surréalisme[ii], le fascisme et la collaboration, avant, au moment de se suicider, de se pencher sur des considérations spirituelle plus ou moins orientales, plus ou moins confuses aussi, sans paraître se rendre compte du chef d’œuvre qu’il est en train d’écrire et qu’il n’achèvera pas[iii].
L’autre, Paulhan, intimide encore un peu, près de cinquante ans après sa mort. Ecrivain réputé abscons (à tort ou à raison : on n’en sait souvent rien, n’ayant osé le lire), il est perçu comme une sorte de grand prêtre de la NRF et des éditions Gallimard, sans qui rien ne se fait[iv]. Il sera résistant, et pas pour rire, ce qui n’est sans doute pas pour rien dans l’élégance qu’il manifestera après la Libération quant aux questions liées à l’Epuration…
Le gros de la correspondance entre ces deux pôles date d’ailleurs de l’Occupation, tant il est vrai que nous n’avons pas affaire à deux hommes ordinaires. Auparavant, ce sont des échanges entre deux acteurs de la vie littéraire, non sans quelques nuages, dont le plus gros se nomme Louis Aragon.
Comme Paulhan semble présider aux destinées de qui gravite autour de la NRF et des éditions Gallimard, on devine un Drieu demandeur, interrogatif, révolté parfois. Et prêt à recevoir les sentences du juge Paulhan lorsqu’il s’agit de critiquer et de corriger ses manuscrits. A ce titre, la lettre de Paulhan du 23 mai 1939 comporte quelques sévères « coups de règle sur les doigts » à un Drieu qui s’est laissé aller à quelques lourdeurs ou facilités dans certains passages de Gilles. Les deux savaient depuis longtemps à quoi s’en tenir de ce côté-là, Drieu ayant écrit à Paulhan dès octobre 1931 : « Je suis infiniment sensible à vos critiques, je les souhaite bien qu’elles me fassent mal. »
Dans les années 1930, Drieu se politise de plus en plus, et l’on peut voir s’esquisser des divergences croissantes entre Paulhan et lui, de celles qui les feront basculer après le désastre de 1940 dans les deux camps opposés que l’on sait. On pourrait y voir un motif de rupture définitive…
Or il n’en est rien : Drieu et Paulhan auront bien une grosse fâcherie en 1940, mais ce sera en mai, à cause du sommaire d’un numéro de la NRF et d’un article d’Aragon. Toujours le même nuage dans le ciel de Drieu, qui finit par lasser, voire irriter Paulhan : « C’est, bien entendu, votre droit de quitter la Revue. Mais ne cherchez pas à me convaincre qu’il s’agit ici de l’écrivain Drieu ou de l’homme politique Drieu. Non, c’est simplement l’ennemi personnel d’Aragon qui parle. / Je dois vous avouer que cette vieille querelle me paraît, en ce moment, plutôt frivole. »
Or que se passera-t-il pendant l’Occupation ? Paulhan mettra en silence la NRF avant de consentir à sa reparution, pour préserver les intérêts de la maison Gallimard. Mais pas question de la diriger ! C’est Drieu qui s’en chargera, à la demande des autorités d’occupation.
Il naîtra alors une certaine forme, sinon de complicité, de connivence entre les deux hommes, Paulhan n’étant jamais loin, en coulisses, pour prodiguer des conseils et recommander des textes et des auteurs à Drieu. On pourrait croire assister à de simples opérations d’arrière-cuisine littéraire et éditoriale, mais il faut tenir compte du fait que Paulhan, bientôt, dirigera les Lettres françaises clandestines[v]
Les positions respectives du désormais collaborateur et du désormais résistant étant maintenant claires (ou presque), il est temps pour eux de s’entendre en matière de littérature, ou du moins d’essayer. Quant aux discussions politiques, elles ne manquent pas, mais elles ressemblent plus à une joute entre deux esprits opposés, voire ennemis, mais qui s’estiment.
La NRF « occupée » cessera de paraître en 1943, lorsque Drieu en démissionnera. Si les discussions politiques entre Drieu et Paulhan sont courtoises dès qu’elles ne touchent pas au sommaire de la NRF, lorsque les deux domaines se mêlent, les difficultés, les conflits surviennent. Inévitablement, ainsi que l’aigreur des lettres échangées à ce moment précis. Deux lettres seulement suivent cet échange : elles sont de Drieu, exprimant à Paulhan sa reconnaissance entre deux tentatives de suicide ; la dernière n’est qu’un billet hâtivement griffonné, où l’on peut lire que Paulhan a été « très chic » pour lui, et que « ça ne [l]’a pas étonné ». Paulhan ne pourra pas grand-chose pour lui cependant. Trop compromis, trop égaré (par lui-même bien souvent), trop désespéré aussi, Drieu finira par ne pas se rater.
Paulhan lui rendra aussitôt hommage dans une Brève apologie pour Drieu, qui ne sera publiée qu’en 1968… Témoignage d’amitié ? Peut-être pas. Plutôt d’estime, de bienveillance et, probablement de reconnaissance[vi].


[i] Etre ainsi épris de lucidité n’exclut pas, de temps en temps, d’être un amoureux éconduit de celle-ci. Ce qui peut susciter des engouements hasardeux et encore plus décevants.
[ii] On le voit, prenant la pose dos à dos avec André Breton, sur une photographie de 1922 prise par Man Ray.
[iii] Ce sont les Mémoires de Dirk Raspe.
[iv] Quelques reproductions de ses lettres donnent à voir une écriture fort lisible, celle de quelqu’un qui a des instructions claires à donner. En comparaison, celle de Drieu, fort belle d’ailleurs, évoque souvent la hâte…
[v] Bien avant que cette publication ne devienne un organe « culturel » du PCF…
[vi] Témoignée dès 1941, alors que Drieu était intervenu pour éviter à Paulhan de gros ennuis liés à ses activités clandestines : « Je crois bien que c’est à vous seul que je dois d’être rentré tranquillement ce soir rue des Arènes. Alors, merci. Je vous embrasse. »

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