On trouve tout dans les
correspondances d’écrivains : des poses pour la postérité, des flatteries,
des insultes, des marques sincères d’estime, voire d’amitié, des affaires
courantes d’édition, des piques et des ragots aussi. Parfois même des
considérations d’ordre littéraire. Tous ces ingrédients, avec un dosage varié,
font les délices ou l’écœurement de leurs lecteurs.
C’est cependant une
impression différente que provoque la lecture des quelques 175 lettres qu’échangèrent
Pierre Drieu la Rochelle et Jean Paulhan entre 1925 et 1944. La couleur est
annoncée dès la (belle) couverture de cette correspondance, parue en 2017 aux
éditions Claire Paulhan : « Nos relations sont étranges »,
constat fait par Drieu dans une lettre à Paulhan de novembre 1942. Ce constat n’a
rien d’étonnant : tout oppose, semble-t-il du moins, les deux hommes.
L’un, Drieu, est un
lyrique épris de lucidité[i], incertain
de son talent et de sa vocation (littérature ou politique ?) ; il est
passé par le surréalisme[ii], le
fascisme et la collaboration, avant, au moment de se suicider, de se pencher
sur des considérations spirituelle plus ou moins orientales, plus ou moins
confuses aussi, sans paraître se rendre compte du chef d’œuvre qu’il est en
train d’écrire et qu’il n’achèvera pas[iii].
L’autre, Paulhan,
intimide encore un peu, près de cinquante ans après sa mort. Ecrivain réputé
abscons (à tort ou à raison : on n’en sait souvent rien, n’ayant osé le
lire), il est perçu comme une sorte de grand prêtre de la NRF et des
éditions Gallimard, sans qui rien ne se fait[iv]. Il sera
résistant, et pas pour rire, ce qui n’est sans doute pas pour rien dans l’élégance
qu’il manifestera après la Libération quant aux questions liées à l’Epuration…
Le gros de la
correspondance entre ces deux pôles date d’ailleurs de l’Occupation, tant
il est vrai que nous n’avons pas affaire à deux hommes ordinaires. Auparavant,
ce sont des échanges entre deux acteurs de la vie littéraire, non sans quelques
nuages, dont le plus gros se nomme Louis Aragon.
Comme Paulhan semble
présider aux destinées de qui gravite autour de la NRF et des éditions
Gallimard, on devine un Drieu demandeur, interrogatif, révolté parfois. Et prêt
à recevoir les sentences du juge Paulhan lorsqu’il s’agit de critiquer et de
corriger ses manuscrits. A ce titre, la lettre de Paulhan du 23 mai 1939
comporte quelques sévères « coups de règle sur les doigts » à un
Drieu qui s’est laissé aller à quelques lourdeurs ou facilités dans certains
passages de Gilles. Les deux savaient depuis longtemps à quoi s’en tenir
de ce côté-là, Drieu ayant écrit à Paulhan dès octobre 1931 : « Je
suis infiniment sensible à vos critiques, je les souhaite bien qu’elles me
fassent mal. »
Dans les années 1930,
Drieu se politise de plus en plus, et l’on peut voir s’esquisser des
divergences croissantes entre Paulhan et lui, de celles qui les feront basculer
après le désastre de 1940 dans les deux camps opposés que l’on sait. On pourrait
y voir un motif de rupture définitive…
Or il n’en est rien :
Drieu et Paulhan auront bien une grosse fâcherie en 1940, mais ce sera en mai,
à cause du sommaire d’un numéro de la NRF et d’un article d’Aragon. Toujours
le même nuage dans le ciel de Drieu, qui finit par lasser, voire irriter
Paulhan : « C’est, bien entendu, votre droit de quitter la Revue. Mais
ne cherchez pas à me convaincre qu’il s’agit ici de l’écrivain Drieu ou de l’homme
politique Drieu. Non, c’est simplement l’ennemi personnel d’Aragon qui parle. /
Je dois vous avouer que cette vieille querelle me paraît, en ce moment, plutôt
frivole. »
Or que se passera-t-il
pendant l’Occupation ? Paulhan mettra en silence la NRF avant de
consentir à sa reparution, pour préserver les intérêts de la maison Gallimard. Mais
pas question de la diriger ! C’est Drieu qui s’en chargera, à la demande
des autorités d’occupation.
Il naîtra alors une
certaine forme, sinon de complicité, de connivence entre les deux hommes,
Paulhan n’étant jamais loin, en coulisses, pour prodiguer des conseils et
recommander des textes et des auteurs à Drieu. On pourrait croire assister à de
simples opérations d’arrière-cuisine littéraire et éditoriale, mais il faut
tenir compte du fait que Paulhan, bientôt, dirigera les Lettres françaises
clandestines[v]…
Les positions respectives
du désormais collaborateur et du désormais résistant étant maintenant claires
(ou presque), il est temps pour eux de s’entendre en matière de littérature, ou
du moins d’essayer. Quant aux discussions politiques, elles ne manquent pas,
mais elles ressemblent plus à une joute entre deux esprits opposés, voire
ennemis, mais qui s’estiment.
La NRF « occupée »
cessera de paraître en 1943, lorsque Drieu en démissionnera. Si les discussions
politiques entre Drieu et Paulhan sont courtoises dès qu’elles ne touchent pas
au sommaire de la NRF, lorsque les deux domaines se mêlent, les
difficultés, les conflits surviennent. Inévitablement, ainsi que l’aigreur des
lettres échangées à ce moment précis. Deux lettres seulement suivent cet
échange : elles sont de Drieu, exprimant à Paulhan sa reconnaissance entre
deux tentatives de suicide ; la dernière n’est qu’un billet hâtivement
griffonné, où l’on peut lire que Paulhan a été « très chic »
pour lui, et que « ça ne [l]’a pas étonné ». Paulhan ne
pourra pas grand-chose pour lui cependant. Trop compromis, trop égaré (par
lui-même bien souvent), trop désespéré aussi, Drieu finira par ne pas se rater.
Paulhan lui rendra
aussitôt hommage dans une Brève apologie pour Drieu, qui ne sera publiée
qu’en 1968… Témoignage d’amitié ? Peut-être pas. Plutôt d’estime, de
bienveillance et, probablement de reconnaissance[vi].
[i] Etre ainsi épris de
lucidité n’exclut pas, de temps en temps, d’être un amoureux éconduit de
celle-ci. Ce qui peut susciter des engouements hasardeux et encore plus
décevants.
[ii] On le voit, prenant la
pose dos à dos avec André Breton, sur une photographie de 1922 prise par Man
Ray.
[iii] Ce sont les Mémoires de Dirk Raspe.
[iv] Quelques reproductions de
ses lettres donnent à voir une écriture fort lisible, celle de quelqu’un qui a
des instructions claires à donner. En comparaison, celle de Drieu, fort belle d’ailleurs,
évoque souvent la hâte…
[v] Bien avant que cette
publication ne devienne un organe « culturel » du PCF…
[vi] Témoignée dès 1941, alors
que Drieu était intervenu pour éviter à Paulhan de gros ennuis liés à ses
activités clandestines : « Je
crois bien que c’est à vous seul que je dois d’être rentré tranquillement ce
soir rue des Arènes. Alors, merci. Je vous embrasse. »
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