Souvenirs dormants (Patrick Modiano)
Le prix Nobel de
littérature est une institution dangereuse. Depuis le temps – bientôt cinquante
ans – que Patrick Modiano était un immense jeune homme racontant avec de
timides balbutiements les tâtonnements de ses doubles romanesques dans une
brume de souvenirs avec souvent pour seul viatique un vieux carnet d’adresses,
le voilà devenu depuis trois ans et des poussières un vieux monsieur couvert d’honneurs
pour l’ensemble de son œuvre. Dès lors, on ne peut ouvrir un opus du désormais
grand homme sans quelque crainte : sera-ce le livre de trop ? N’aurait-il
pas dû se taire, pour ne point écorner l’image de maître qui est dorénavant la
croix qu’il doit porter ? En somme, le voilà empaillé, plongé dans le
formol, voire enterré – certes en grande pompe.
Les détracteurs de
Modiano nous diront que cela ne change rien, vu qu’il écrit toujours la même
chose depuis au moins quarante ans[i]. Cela
n’est pas entièrement faux, mais les fantômes qu’évoque Modiano ont leur
charme, ce qui fait que l’on revient volontiers les visiter, ou en visiter de
nouveaux qui ressemblent curieusement à leurs prédécesseurs…
Ni les détracteurs de
Modiano ni ceux – dont je suis – qui sont sensibles à son charme sans en être
totalement dupes ne seront déçus à la lecture de Souvenirs dormants. Au fil
des noms notés dur divers calepins, le narrateur évoque, plus qu’il ne les
raconte, ses relations avec une certaine Geneviève Dalame, vers 1965… Il y a
évidemment de fausses pistes, tout un monde interlope de déclassés, de mages,
de voyous et d’artistes ratés, ainsi que des souvenirs désagréables.
Seulement, les noms et
les situations mettent la puce à l’oreille : tout cela, Modiano l’a déjà raconté,
et pour de bon. Il semble ici avoir touillé la matière de plusieurs de ses
romans, principalement parmi les derniers. Dans ce cas, c’est un peu paresseux,
et nous devons déplorer la mort de Patrick Modiano, assassiné à coups de récompenses par l’Académie suédoise. Ou alors il a feint de dévoiler le procédé par lequel,
à partir d’une matière concentrée, il créée celle de plusieurs romans, certes
fort semblables les uns aux autres, mais avec toujours une petite différence :
il suffit de combiner les affaires, de lier tel et tel personnages… Et dans ce
cas, c’est peut-être une manière habile de clore un cycle, en prétendant vendre
la mèche.
Clore un cycle, pour se
taire ou pour en ouvrir un neuf : on signale la parution de Nos débuts
dans la vie, pièce de Théâtre signée Modiano. Ne l’ayant pas lue, j’ignore
si elle confirme mon hypothèse.
Jeux de dame (Thierry Dancourt)
« Si tu apprécies l’atmosphère
des romans de Modiano, tu devrais essayer ceux de Thierry Dancourt », me
disait à peu près, cet automne, un ami. Justement, cet automne est paru son
quatrième roman, Jeux de dame[ii]. Le conseil
est redoutable : s’il permet de savourer un roman bien écrit, agréable à
lire, d’une intrigue bien ficelée, il présente le risque d’une déception.
Dans Jeux de dame,
un homme employé à trier et classer les archives du Palais des colonies se lie
d’amitié, et bientôt plus, avec une femme aussi mystérieuse qu’apparemment
maladroite ou étourdie… Nous sommes en 1961, nous verrons le XIIe
arrondissement de Paris, Berlin et d’autres lieux ; plusieurs épaisseurs
de masques couvrant les visages des personnages, aussi, et les détours que
prennent parfois les tromperies familières aux espions. Tout est en place en
effet pour une modianesque errance. Cependant, quelques détails coincent, qui
placent ce roman à un niveau inférieur à ceux de Modiano.
Premièrement, la
narration peine à adopter un point de vue : est-ce celui de Pascal, l’archiviste,
celui de Solange, espionne qui a tant brouillé les pistes qu’elle s’y perd un
peu elle-même ? Ou celui de marc Jeanson, supérieur et amant de Solange,
toujours préoccupé d’elle ? Voire des trois ? L’auteur ne prend pas
parti, il hésite peut-être. Le point de vue de Pascal eût pu être le plus
intéressant à adopter, dans ce qui est plus la recherche ou l’identification de
Solange qu’une intrigue mêlant amour et espionnage. Cette intrigue eût pu
justifier la multiplication des angles, l’alternance des récits, mais elle n’est
qu’un prétexte. Le vrai sujet du roman est bien Solange.
Deuxièmement, tout est
trop net. Adopter un point de vie une fois pour toutes eût été une manière
intéressante d’introduire le tâtonnement, l’hésitation quant à la personne de
Solange et de les faire partager au lecteur. Ce que sait fort bien faire
Modiano – et qui fait le chare de ses romans, que l’on finit par confondre un
peu tous.
Troisièmement, cette
netteté et la neutralité du narrateur omniscient, combinées à une action située
précisément en 1961, donnent l’impression d’un roman historique, d’une
reconstitution en costumes où certains détails sont fournis avec une insistance
qui n’est guère utile, sauf peut-être pour donner un certain genre, un certain
charme d’époque aux personnage, à Solange surtout, dont nous savons qu’elle
fume des « State Express 555 » et qu’elle roule en Volvo P1800. A propos
de voitures, Thierry Dancourt doit être amateur : dès qu’un véhicule
apparaît, nous en connaissons le modèle ; c’est une galerie d’époque :
Alvis TD 21, Lancia Flavia, Ford Zephyr… Ici se pose un problème moins futile
qu’il ne pourrait paraître : comment Solange pourrait-elle posséder début
1961 une Volvo P1800, alors que ce fort joli coupé ne fut commercialisé qu’à
partir de la fin de cette même année ? Souci exagéré du détail, m’objectera-t-on.
Pas tout à fait : cette erreur, du genre de celles que l’on fait parfois
dans des reconstitutions historiques pourtant appliquées, serait fort bien
passée dans un récit à la Modiano, à la première personne, avec quelques
bégaiements, tâtonnements, hésitations sur l’époque, les personnages, l’aventure
ou l’anecdote dont il est question…
Jeux de dame reste donc
en-deçà d’un grand roman. Mais on peut y voir un divertissement de qualité, non
dénué d’un certain intérêt.
[i] On aurait pu, en somme,
lui décerner le prix Nobel de littérature il y a quarante ans. C’eût été une
mort pour le moins prématurée. Que l’on songe, dans un autre registre, au prix
Nobel de la paix décerné à un Barack Obama encore relativement neuf. Qu’a
laissé M. Obama ? Le souvenir d’un brave homme, intelligent, élégant et ne
manquant pas d’une certaine éloquence. Et c’est à peu près tout (ce qui fait,
reconnaissons-le, un contraste saisissant avec son successeur).
[ii] Je précise que je n’ai lu
aucun des précédents, Hôtel de Lausanne
(2008), Jardin d’hiver (2010) et Les Ombres de Marge Finaly (2012), tous
publiés ainsi que le dernier à la Table ronde.
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