mardi 26 décembre 2017

Relectures, sur des pistes

J’avais évoqué ici il y a quelques mois quels désirs de relectures pouvait éveiller la lecture du Déjeuner des barricades de Pauline Dreyfus : les premiers romans de Patrick Modiano, aussi baroques que coupants, puis les premiers de Roger Nimier, dont certains éclats et certaines arêtes pourraient constituer comme une annonce de la première manière (la meilleure, à mon goût) de Modiano.
Naturellement (je l’affirme au risque de radoter), relire un roman que nous admirons – ou qui nous a laissé un souvenir admiratif – est une entreprise analogue à celle par laquelle nous décidons d’aller revoir un paysage (ville ou campagne) que nous aurions quitté depuis longtemps, voire de retrouver une personne perdue de vue. Les mots, les lieux, les personnes aussi, nous retrouvent comme nous sommes, comme nous avons changé. Notre sensibilité, fatalement, a évolué, pour toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises. Nous ne percevons plus les mêmes couleurs, les mêmes proportions, ni les mêmes traits. D’où le risque d’être déçu, mais aussi la chance de découvrir des beautés jusque-là négligées.
Le jeune Modiano, celui de La Place de l’Etoile et de La Ronde de nuit, ne bouge guère : il nous égare toujours dans une nuit où il devient difficile de distinguer les collaborateurs et les résistants, les juifs et leurs persécuteurs ; dans un Paris occupé, distordu par la nuit ou le cauchemar, le narrateur, mêlé à toutes ces catégories, ne sait plus trop lui-même à laquelle il appartient, peut-être à toutes, à la fois ou successivement. La rage, la cruauté, la peur et la tendresse nous attaquent sans trop prévenir, sous un vernis de cynisme.
Ces ingrédients sont peut-être ceux dont use, quelque vingt ans plus tôt, le jeune Roger Nimier. Le résultat est tributaire du dosage, bien entendu, ainsi que de la manière. L’Etrangère, pour commencer, met en scène le penchant que ne peut assouvir un jeune homme morose, taquin et bourré de littérature pour une jeune Tchèque, tout juste mariée et de passage… Pour ne point être dupe de ce malheur – immense ou minuscule – l’auteur-narrateur lui donnera des couleurs comiques, tragiques ou cruelles, liées par une solide autodérision. C’est délicieux, les drames de l’histoire ont leur place aussi, mais le coupant n’y est pas encore : quelques égratignures tout au plus.
Modifier le dosage, voilà le secret : Nimier s’y applique dans Les Epées, sortant pour de bon de lui-même pour créer l’étonnant François Sanders, personnage des plus ou des moins recommandables selon la facette qui nous sera montrée. Et là, nous nous coupons souvent, François Sanders aussi, probablement, qui nous assène au passage un aphorisme farfelu, définitif et pas si bête sur la politique et ses séductions :
« Les boîtes de conserve vides, à la semblance des dictatures, sont agréables à regarder – mais à l’usage elles se révèlent d’un caractère blessant. Tandis que les épluchures de légumes, si elles sentent aussi mauvais que les républiques, au moins peut-on s’y habituer. »
Suivons notre piste : « l’odieux et séduisant Sanders » refait son apparition dans Le Hussard bleu, sur une période éludée au milieu des Epées. Est-il encore au centre de ce roman ? Peut-être pas. On pencherait plus pour le tendre cavalier Saint-Anne[i] ou certaine jeune femme allemande… Peut-on être sûr de quoi que ce soit dans ce roman où la multiplicité des facettes ne réside pas tant dans chaque personnage que dans la succession des points de vue, chacun succédant à l’autre pour tenir le poste de narrateur ? L’explosion est rendue sensible par les variations du style, d’un Nimier multiple (Sanders / Saint-Anne) à divers pastiches parfois poussés à l’extrême ou à la caricature – Proust, Céline, Ernst von Salomon[ii], et pourquoi pas Joyce, dans le dernier monologue de Florence. Il ne faudrait pas seulement y voir une vitrine étourdissante des talents de Nimier – celui d’écrivain bifide et celui de pasticheur –, ce qui serait aussi magnifique que vain. Chaque personnage  - chaque narrateur – a sa place pour vivre et respirer, du nationaliste allemand frustré, exalté et cynique au brigadier Casse-Pompons, mouche du coche geignarde perdue dans la grande histoire, en passant par un des colonels les plus scrogneugneu et culotte de peau de la littérature française.
En 1967, une traduction tchèque du Hussard bleu parut en Tchécoslovaquie. C’était l’année où parut dans le même pays le premier roman de Milan Kundera, La Plaisanterie. Par bien des aspects, on serait tenté de rapprocher les deux romans : deux successions de narrateurs différents, exposés à l’histoire. Seulement, Kundera acheva l’écriture de La Plaisanterie en 1965. Au premier abord, l’histoire et la politique sont au premier plan, toute l’intrigue tournant autour de Ludvik, militant communiste humilié par le régime qu’il avait soutenu, avide d’une petite revanche toute personnelle qu’il mettra quinze ans à prendre… ou non.
Or l’histoire, la politique, la vie dans un régime totalitaire, tout cela pourrait ne constituer qu’un cadre auquel, certes, nous qui n’avons pas connu la vie dans un pays satellite de l’URSS accordons une importance qui ne serait pas celle voulue par Kundera ni celle perçue par un lecteur tchécoslovaque de 1967. Après tout, une bonne manière pour un écrivain d’être crédible consiste à faire vivre ses personnages dans un monde qui lui est familier.
Ce détachement du politique permet de percevoir une intrigue où la vengeance et sa vanité – au travers du personnage principal se confrontent aux possibilités – vraies ou fausses – du pardon, au travers de personnages apparemment secondaires tels que Kostka ou Lucie (quoique cette dernière n’accède jamais au statut – temporaire – de narrateur[iii]) ; où s’entrelacent aussi un grand sérieux et une réjouissante cocasserie. Quant à la politique, au régime totalitaire… Eh bien, il est possible d’y voir un prétexte pour dépeindre les arrangements, les compromissions, les enthousiasmes, les incohérences ou les hypocrisies des différents personnages. Leur courage ou leurs interrogations aussi, parfois. Et c’est passionnant, bien plus qu’une simple peinture un peu satirique de la vie en Tchécoslovaquie, entre 1949 et 1965.
Il faut dire, à la décharge de ceux qui se seraient égarés sur la piste de la satire politique (ou plutôt limités à celle-ci), que Kundera ne nous aide à comprendre tout cela que dans une postface, qui ne manque pas d’un certain sel en ce qui concerne la découverte – amusée ou consternée – par l’auteur de la traduction française de son œuvre. Cela peut faire penser à l’agacement qu’éprouva plus d’une fois Vladimir Nabokov en tombant sur les traductions dans diverses langues de ses romans.
Encore une piste ? La littérature est décidément pleine de portes.


[i] Echo des naïvetés exquises de L’Etrangère ?
[ii] Volontairement mal digéré, semble-t-il, pour un effet à la fois tragique et grotesque.
[iii] Point commun qu’elle a avec Rita, l’Allemande du Hussard bleu.

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