J’avais évoqué ici il y a
quelques mois quels désirs de relectures pouvait éveiller la lecture du Déjeuner
des barricades de Pauline Dreyfus : les premiers romans de Patrick
Modiano, aussi baroques que coupants, puis les premiers de Roger Nimier, dont
certains éclats et certaines arêtes pourraient constituer comme une annonce de
la première manière (la meilleure, à mon goût) de Modiano.
Naturellement (je l’affirme
au risque de radoter), relire un roman que nous admirons – ou qui nous a laissé
un souvenir admiratif – est une entreprise analogue à celle par laquelle nous
décidons d’aller revoir un paysage (ville ou campagne) que nous aurions quitté
depuis longtemps, voire de retrouver une personne perdue de vue. Les mots, les
lieux, les personnes aussi, nous retrouvent comme nous sommes, comme nous avons
changé. Notre sensibilité, fatalement, a évolué, pour toutes sortes de raisons,
bonnes ou mauvaises. Nous ne percevons plus les mêmes couleurs, les mêmes
proportions, ni les mêmes traits. D’où le risque d’être déçu, mais aussi la
chance de découvrir des beautés jusque-là négligées.
Le jeune Modiano, celui
de La Place de l’Etoile et de La Ronde de nuit, ne bouge guère :
il nous égare toujours dans une nuit où il devient difficile de distinguer les collaborateurs
et les résistants, les juifs et leurs persécuteurs ; dans un Paris occupé,
distordu par la nuit ou le cauchemar, le narrateur, mêlé à toutes ces
catégories, ne sait plus trop lui-même à laquelle il appartient, peut-être à
toutes, à la fois ou successivement. La rage, la cruauté, la peur et la
tendresse nous attaquent sans trop prévenir, sous un vernis de cynisme.
Ces ingrédients sont
peut-être ceux dont use, quelque vingt ans plus tôt, le jeune Roger Nimier. Le résultat
est tributaire du dosage, bien entendu, ainsi que de la manière. L’Etrangère,
pour commencer, met en scène le penchant que ne peut assouvir un jeune homme
morose, taquin et bourré de littérature pour une jeune Tchèque, tout juste
mariée et de passage… Pour ne point être dupe de ce malheur – immense ou
minuscule – l’auteur-narrateur lui donnera des couleurs comiques, tragiques ou
cruelles, liées par une solide autodérision. C’est délicieux, les drames de l’histoire
ont leur place aussi, mais le coupant n’y est pas encore : quelques égratignures
tout au plus.
Modifier le dosage, voilà
le secret : Nimier s’y applique dans Les Epées, sortant pour de bon
de lui-même pour créer l’étonnant François Sanders, personnage des plus ou des moins
recommandables selon la facette qui nous sera montrée. Et là, nous nous coupons
souvent, François Sanders aussi, probablement, qui nous assène au passage un
aphorisme farfelu, définitif et pas si bête sur la politique et ses séductions :
« Les boîtes de
conserve vides, à la semblance des dictatures, sont agréables à regarder – mais
à l’usage elles se révèlent d’un caractère blessant. Tandis que les épluchures
de légumes, si elles sentent aussi mauvais que les républiques, au moins
peut-on s’y habituer. »
Suivons notre piste :
« l’odieux et séduisant Sanders » refait son apparition dans Le
Hussard bleu, sur une période éludée au milieu des Epées. Est-il
encore au centre de ce roman ? Peut-être pas. On pencherait plus pour le
tendre cavalier Saint-Anne[i] ou
certaine jeune femme allemande… Peut-on être sûr de quoi que ce soit dans ce
roman où la multiplicité des facettes ne réside pas tant dans chaque personnage
que dans la succession des points de vue, chacun succédant à l’autre pour tenir
le poste de narrateur ? L’explosion est rendue sensible par les variations
du style, d’un Nimier multiple (Sanders / Saint-Anne) à divers pastiches
parfois poussés à l’extrême ou à la caricature – Proust, Céline, Ernst von
Salomon[ii], et
pourquoi pas Joyce, dans le dernier monologue de Florence. Il ne faudrait pas
seulement y voir une vitrine étourdissante des talents de Nimier – celui d’écrivain
bifide et celui de pasticheur –, ce qui serait aussi magnifique que vain. Chaque
personnage - chaque narrateur – a sa
place pour vivre et respirer, du nationaliste allemand frustré, exalté et
cynique au brigadier Casse-Pompons, mouche du coche geignarde perdue dans la
grande histoire, en passant par un des colonels les plus scrogneugneu et
culotte de peau de la littérature française.
En 1967, une traduction tchèque
du Hussard bleu parut en Tchécoslovaquie. C’était l’année où parut dans
le même pays le premier roman de Milan Kundera, La Plaisanterie. Par bien
des aspects, on serait tenté de rapprocher les deux romans : deux
successions de narrateurs différents, exposés à l’histoire. Seulement, Kundera
acheva l’écriture de La Plaisanterie en 1965. Au premier abord, l’histoire et
la politique sont au premier plan, toute l’intrigue tournant autour de Ludvik,
militant communiste humilié par le régime qu’il avait soutenu, avide d’une
petite revanche toute personnelle qu’il mettra quinze ans à prendre… ou non.
Or l’histoire, la
politique, la vie dans un régime totalitaire, tout cela pourrait ne constituer
qu’un cadre auquel, certes, nous qui n’avons pas connu la vie dans un pays
satellite de l’URSS accordons une importance qui ne serait pas celle voulue par
Kundera ni celle perçue par un lecteur tchécoslovaque de 1967. Après tout, une
bonne manière pour un écrivain d’être crédible consiste à faire vivre ses
personnages dans un monde qui lui est familier.
Ce détachement du
politique permet de percevoir une intrigue où la vengeance et sa vanité – au travers
du personnage principal se confrontent aux possibilités – vraies ou fausses –
du pardon, au travers de personnages apparemment secondaires tels que Kostka ou
Lucie (quoique cette dernière n’accède jamais au statut – temporaire – de narrateur[iii]) ;
où s’entrelacent aussi un grand sérieux et une réjouissante cocasserie. Quant à
la politique, au régime totalitaire… Eh bien, il est possible d’y voir un
prétexte pour dépeindre les arrangements, les compromissions, les
enthousiasmes, les incohérences ou les hypocrisies des différents personnages. Leur
courage ou leurs interrogations aussi, parfois. Et c’est passionnant, bien plus
qu’une simple peinture un peu satirique de la vie en Tchécoslovaquie, entre
1949 et 1965.
Il faut dire, à la
décharge de ceux qui se seraient égarés sur la piste de la satire politique (ou
plutôt limités à celle-ci), que Kundera ne nous aide à comprendre tout cela que
dans une postface, qui ne manque pas d’un certain sel en ce qui concerne la
découverte – amusée ou consternée – par l’auteur de la traduction française de
son œuvre. Cela peut faire penser à l’agacement qu’éprouva plus d’une fois
Vladimir Nabokov en tombant sur les traductions dans diverses langues de ses
romans.
Encore une piste ?
La littérature est décidément pleine de portes.
[i] Echo des naïvetés exquises
de L’Etrangère ?
[ii] Volontairement mal
digéré, semble-t-il, pour un effet à la fois tragique et grotesque.
[iii] Point commun qu’elle a
avec Rita, l’Allemande du Hussard bleu.
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