Note : j’avais écrit ce texte le 13 novembre,
en prévoyant de le publier le 14. Il m’a bien entendu semblé peu opportun de le
faire à ce moment, comme si de rien n’était. Cela paraît possible maintenant…
Les propos, entendus
récemment à la radio, d’un critique m’ont amusé : selon lui, les horribles
grincheux qui dénigrent l’art contemporain devraient se rendre compte que les
tendances qu’ils reprochent à celui-ci existent depuis Marcel Duchamp, soit
depuis cent ans environ. La mauvaise foi de ce petit monsieur dont j’ai oublié
le nom est à peu près aussi éclatante que son ignorance.
Commençons par la
mauvaise foi, cela ira vite. Il est en effet évident que, pour les contempteurs
du n’importe quoi érigé en art, ce n’est pas la nouveauté mais la nullité
prétentieuse de ce qui est présenté comme des œuvres qui pose un problème. Si
Marcel Duchamp, par exemple, avait fini par dire qu’en fait il plaisantait, les
mêmes contempteurs – parmi lesquels je veux bien être compté – l’eussent tenu
en haute estime, comme ils rient encore de Et le soleil s’est endormi sur
l’Adriatique, célèbre tableau signé Boronali en 1910.
Quant à l’ignorance,
signalons à ce critique qu’après tout l’art contemporain et les postures qu’il
implique de la part de ses acteurs connut un grand précurseur en la personne de
Néron, voici pas loin de deux mille ans. N’a-t-il pas inventé le ready-made,
signant par quelques vers accompagnés de grattouillements de lyre l’incendie de
Rome, qu’il n’avait probablement pas allumé ni fait allumer ? Le morceau
fut prolongé par diverses performances, comme celle consistant à faire éclairer
les routes au moyen de chrétiens[i]
crucifiés le long d’icelles, allumés comme des torches.
Néron peut du reste être
considéré comme le premier à avoir posé le postulat par lequel l’artiste
contemporain acquiert sa légitimité : en proclamant son statut d’artiste,
il devait désormais être pris pour tel. On le sait depuis le jour de sa mort,
où il prononça ces mots, qui fondèrent le statut de l’artiste
contemporain : qualis artifex pereo !
Et, avant Néron, n’y
eut-il pas le cas d’un Grec qui incendia un temple dans son pays pour que
l’histoire retînt son nom[ii] ?
Ce genre de comportement
trouve encore quelques échos aujourd’hui. Il y a quelques jours, l’artiste[iii]
russe Piotr Pavlenski a fait parler de lui. Les connaisseurs de son œuvre
savent qu’il s’est fait remarquer ces dernières années en se clouant
littéralement au sol (par des parties du corps que je ne nomme pas devant les
dames) à proximité du Kremlin et en se découpant une oreille. Je crois que les
spécialistes classent ce genre de performance au rayon de l’actionnisme.
Début novembre, si
j’ai bien compris, M. Pavlenski a présenté sa dernière œuvre : après les
avoir arrosées d’essence, il a mis le feu aux portes du siège du FSB, à Moscou.
Il risque pour cet acte trois ans de prison. Le monde culturel est en
émoi : une preuve de plus du pouvoir dictatorial qui étouffe la Russie !
Evidemment, le FSB a
succédé au KGB, de sinistre mémoire, dont il occupe les locaux, la Loubianka,
d’aussi sinistre mémoire. Il faut donc voir dans ce geste un symbole et une
protestation. Mais il faudrait demander à ceux qui s’indignent de l’arrestation
de M. Pavlenski ce qu’ils diraient si quelque opposant radical de quelque
pelage que ce soit commettait un tel acte chez nous.
Quant aux opposants
russes, je suppose qu’il en existe qui usent d’un discours plus articulé. Cela
est peut-être difficile ou même risqué dans certains cas[iv], et
exige donc certainement du courage. Mais au moins cela évite de passer pour un
fou dangereux. Non, M. Pavlenski ne me semble décidément pas être un artiste.
Il ne provoque aucune admiration chez moi ; plutôt de la pitié, en fait.
Si j’étais l’ami de ce malheureux, j’aurais honte de n’avoir pu le dissuader de
commettre pareilles sottises…
[i] Les critiques les plus à
la page ne manqueront pas d’observer que les heurts entre les artistes
contemporains et certains milieux catholiques ne datent pas d’hier.
[ii] Pas de chance pour
lui : son nom m’échappe pour l’heure.
[iii] Puisqu’il vous le
dit !
[iv] Encore que certainement
bien moins qu’au temps de l’URSS.
Merci, cher Sven, pour cette chronique et, au passage, pour cette mise au point sur le mythe de l'incendie de Rome par un Néron dont tous les historiens sérieux s'accordent à reconnaître la très probable innocence dans cette catastrophe (mais en matière de crime, comme toujours, on ne prête qu'aux riches). Le problème de l'art contemporain, quant à lui, réside dans le choix de l'originalité comme critère principal d'appréciation de l'oeuvre d'art. C'est une banalité que de le dire, et, ce faisant, le critique amateur que je suis semble peu... original !
RépondreSupprimerLe problème de l'art contemporain réside-t-il seulement dans le choix de l'originalité comme critère principal ? Je n'en suis pas si sûr : je crois qu'il réside aussi dans le caractère autoproclamé de l'œuvre d'art (et, pour commencer, de l'artiste) et dans tout le commentaire que brode l'artiste autour de son œuvre. Je suis à peu près persuadé que si quelque "artiste" nous refaisait le coup de l'urinoir de Duchamp aujourd'hui, une partie non négligeable de la critique marcherait : ce serait sans doute un "urinoir revisité, chargé d'une énergie subversive incroyablement renouvelée par le commentaire cinglant qu'il fait de l'ordre moral", ou quelque chose du même tonneau...
SupprimerS.L.