C’est en lisant sa critique par Jérôme Leroy dans le
numéro de mars de Causeur qu’il m’a
été donné d’avoir connaissance de Crime
et utopie – une nouvelle enquête sur le nazisme, le dernier ouvrage de
Frédéric Rouvillois, paru cette année aux éditions Flammarion. La critique
qu’en fait Jérôme Leroy, si elle est dans son ensemble juste et élogieuse
(autant que bien écrite), finit sur une conclusion qui me semble erronée :
pour lui, la louable prudence de Rouvillois devant les projets présentant un
caractère utopique risque d’aboutir à « une résignation grise qui confine dangereusement au nihilisme ».
Aïe. Cela nous est asséné après avoir évoqué le « vieux désir (…) de construire
un monde meilleur, un désir qui reste toujours aussi vif, du christianisme au
communisme, malgré les échecs sanglants ». Aïe, aïe. Il faudrait que
quelqu’un prît la peine d’expliquer à M. Leroy la différence entre
l’édification d’un monde meilleur (ou l’intention de rendre le monde meilleur)
et peut-être même radicalement différent de ce que nous avons sous les yeux (en
gros : une conséquence logique et terrestre du christianisme) et celle
d’un monde parfait (communisme, entre autres). Nous y reviendrons.
Quelques titres
Frédéric Rouvillois, qui est professeur de droit
public, nous est connu notamment par quelques livres rigoureux, érudits et ne
manquant pas d’humour, tant dans les sujets que dans leur traitement. Citons Histoire de la politesse de 1789 à nos jours
(2006), Histoire du snobisme (2008), Le collectionneur d’impostures (2010) ou
Une histoire des best-sellers (2011).
Sur des sujets historiques plus sérieux, voire tragiques, il est aussi l’auteur
de Saint-Just Fasciste ?,
contribution au Livre noir de la
Révolution Française (passionnant ouvrage collectif paru aux éditions du
Cerf sous la direction du frère Renaud Escande, o.p., en 2008).
Ce dernier titre, ainsi que celui de l’ouvrage qui
nous intéresse aujourd’hui, éclaire certains aspects de ceux précédemment
cités, qui pourraient sembler plus légers, plus frivoles, principalement du
premier et du troisième.
La politesse, en effet, est un usage public : à
ce titre, elle entre dans les domaines que cherchera à régenter tout régime
totalitaire, révolutionnaire ou… utopique. La précision « de 1789 à nos
jours » n’est d’ailleurs pas gratuite : chacun sait à quel point il
importa, pendant la Révolution Française, de se tutoyer et de s’appeler citoyen ou citoyenne, plutôt que monsieur
ou madame.
Dans Le
collectionneur d’impostures, deux chapitres sont consacrés aux effets
cocasses d’une mystification et d’une étourderie dont les nazis furent les
dupes, dans leur aveuglement idéologique : Thet Oera
Linda Boek (chronique canularesque
du peuple frison depuis le déluge, écrite au XIXe siècle par un pasteur
facétieux) et l’affaire des dindons peints sur les fresques de la cathédrale
(médiévale) Saint-Pierre de Schleswig (ils furent en fait peints par erreur
lors d’une restauration effectuée en 1937). Ces anecdotes prendront tout leur
sens en étant reprises dans Crime et
utopie.
Principes de l’utopie
Venons-en justement au propos de Crime et utopie : il s’agit de
démontrer que le national-socialisme peut être rangé parmi les grandes
réalisations utopiques de l’histoire récente. Non pas pour le
« banaliser » mais plutôt au contraire pour nous mettre en garde
contre la tentation de réaliser des projets utopiques (sans tomber pour ceux-ci
dans la reductio ad Hitlerum).
Toute utopie s’appuie sur la description d’un monde
idéal, d’un Paradis sur terre qu’il
serait possible de bâtir. Les fondements de cet idéal sont parfois hétéroclites
ou confus, ce qui semble être le cas du nazisme : darwinisme social,
proudhonisme, pangermanisme, antisémitisme… Ces pensées ou sentiments
nourrirent diverses organisations et colonies qui fleurirent en Allemagne dès
la fin du XIXe siècle et qui inspirèrent plus ou moins l’un ou l’autre
responsable nazi, tout n’étant d’ailleurs pas cohérent dans ce curieux mélange.
Rouvillois, après nous avoir exposé ces sources (Les racines du mal, en deux
chapitres : Les modèles rêvés et
Précurseurs et inspirateurs),
s’attache à décrire ce qui constitue le projet :
la maîtrise de la nature, la reconstruction du paradis et la maîtrise de l’histoire. La maîtrise de
la nature, des corps en particulier, passe par les moindres détails, chaque
membre du peuple « élu » se devant de pratiquer l’exercice physique,
d’avoir une alimentation saine et une hygiène parfaite… Jusque dans les moments
les plus cruciaux, les détails les plus dérisoires feront l’objet d’un souci
constant dans les plus hautes instances : le lecteur l’aura compris dès
l’anecdote rapportée dans l’introduction (La
chambre des mouches). La maîtrise de l’histoire importe aussi, pour
démontrer la supériorité en tout point du peuple allemand – ou plutôt de la
« race germanique », ici aussi jusque dans les détails les plus
futiles : les épisodes que le lecteur du Collectionneur d’impostures connaît déjà sont là pour le prouver.
Comment installer l’utopie et la faire durer ?
C’est ce à quoi s’attache l’auteur dans la troisième partie, où il expose les moyens : un état totalitaire, où
chaque personne, mais aussi chaque institution, doit être mise en conformité
(cette mise au pas étant nommée en
allemand Gleichschaltung, soit : synchronisation).
Les nazis tenteront même de créer une Eglise allemande, tentative qui, Dieu
merci, ne mènera à rien. Quant aux récalcitrants, aux opposants, à tout ce qui
résiste, eh bien, ces joyeux utopistes n’auront qu’à considérer tout cela comme
des obstacles à éliminer (les opposants étant d’ailleurs considérés comme des
êtres monstrueux, des aberrations malfaisantes, au point que ce caractère
devait être jugé héréditaire et leur parenté punie, en vertu de la Sippenhaft –
vengeance de clan – présentée, il va de soi, comme une antique tradition
germanique).
Il y a bien entendu résister et résister : un
opposant résiste activement. Mais quelqu’un qui, par sa naissance, n’a pas sa
place dans le paradis racialement pur voulu par les nazis, qu’en faire ?
La même chose que tous les autres obstacles : l’éliminer. Et les nazis
passèrent aux actes avec les Juifs. Le sinistre résultat de cette entreprise
est bien connu.
Le Paradis sur terre ?
Bien entendu, tout dans Crime et utopie est utilisé par l’auteur à l’appui de sa conviction,
à savoir (pour mémoire) que le national-socialisme était une idéologie
utopique. N’étant pas historien, je ne saurais dire si le résultat est
entièrement convaincant. Je me contenterai donc de dire que l’hypothèse est
fort intéressante, ainsi que ses développements et ses conclusions.
En conclusion, en effet, Rouvillois voit plus large,
évoquant d’autres paradis terrestres qui tournèrent à l’enfer : l’URSS, la
Chine communiste, le Cambodge au temps des Khmers rouges. A bien y réfléchir,
on pourrait y ajouter les joies promises par le libéralisme[i]
et ses promesses de ruissellement des richesses déclenché par la satisfaction
d’appétits privés. Certes, le massacre n’y est pas pratiqué, mais les
conséquences sont parfois lourdes (la richesse des uns passant par la misère
des autres, la création saccagée au nom du culte de la croissance) et il se trouve ici et là des indices d’une pensée
magique (on peut en voir, ici par exemple, une bonne analyse chez P. de Plunkett).
Nous ajouterons à ce libéralisme économique son pendant sociétal, comme ils disent : la route ouverte à la
post-humanité. Autre trait utopique, voire totalitaire, de cette
tendance : la réduction à d’horribles monstres ou à d’aimables imbéciles
de ceux qui n’y adhèrent pas.
Et l’utopie chrétienne, évoquée par Jérôme
Leroy ? Eh bien, il n’y a pas d’utopie chrétienne : le Paradis n’est
pas ici-bas et ce n’est pas aux hommes de chercher à le construire avec leurs
petites mains. Ce qui ne dispense pas le Chrétien de chercher à rendre meilleur
ce monde ou au moins d’essayer d’éviter d’en faire une annexe de l’enfer, s’il
espère son salut, en œuvrant d’abord pour autrui et non seulement pour son
intérêt. Quant aux esprits : le Chrétien évangélise, il n’impose pas ses
vues. Certains le font patiemment, humblement, par leurs paroles et leurs
actes, parfois jusqu’au martyre (comme encore, cette semaine, un jésuite
hollandais, en Syrie).
(J’en profite pour vous souhaiter de passer, ou
plutôt de vivre, une belle Semaine Sainte.)
[i] On utilise les noms qu’on
trouve. J’aurais aussi pu dire : ultra-libéralisme, néo-libéralisme,
mercantilisme, ou encore hyper-capitalisme glouton…
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