Peut-être vous attendiez-vous à un Cinématographe (3), la vengeance, mais
je m’en voudrais d’épuiser si vite ce filon et d’abuser de ce procédé. Bornons-nous
dans ce domaine à admirer les poses dramatiques prises par quelques-uns cette
semaine après les méfaits d’un fêlé armé d’un fusil… Sans oublier les propos
rêveurs, lyriques, de Mme Kosciuszko-Morizet sur le métro parisien. Il doit
exister un métro parallèle, qui permet à la dame d’avoir de telles visions. J’aime
bien, du reste, sa campagne électorale, frappée d’un logo NKM, où le « M » prend la forme d’un cœur, forme qui me
rappelle, j’ignore pourquoi, un logo publicitaire pour quelque crème glacée… Ne
comptez pas cependant sur moi pour commenter sa coiffure, il paraît qu’elle n’aime
pas cela. Bien que, certains matins, au moment de me raser, j’envisage de me
laisser pousser une barbiche, ou alors d’avantageuses côtelettes, pour me
présenter aux élections municipales, à Paris.
Ces ridicules méritent-ils d’être flétris dans un
violent pamphlet ou d’être moqués par quelque satire ? J’avoue avoir une
légère préférence pour le second genre, lorsqu’il est pratiqué avec art. Il
nous éclaire souvent sur les petites fissures d’un monde ou d’un milieu qui se
croit parfait. Et reconnaissons que chez nous, en ce moment, le vernis craque
pas mal.
Cycle mortel : entre deux files ?
J’évoquais plus haut le personnage sinistre qui a
été arrêté cette semaine après avoir manqué tuer un assistant photographe de Libération, le laissant avec des
blessures graves qui ont nécessité de lourds soins, et pris le siège d’une
banque pour une baraque de tir forain, ainsi que les premières réactions qui
ont suivi ces actes. Chacun aura pu observer la piteuse fin du grand numéro
antifasciste qui avait suivi ces fusillades, lorsqu’il s’est avéré que le
triste sire était plutôt un habitué de certains milieux d’extrême gauche. Justement,
la routine antifasciste est un mécanisme fort bien décrit dans un chapitre (Où le fascisme ne passera pas) d’un
récent roman, Cycle mortel, de
François Marchand.
Cycle
mortel est un petit roman sans
haute prétention littéraire, que j’ai ouvert il y a quelques jours, avec un a priori plutôt favorable : il y a
quelques années, j’avais lu avec plaisir L’imposteur,
autre roman du même auteur, qui nous emmenait dans les couloirs d’une grande
entreprise où la médiocrité semblait la vertu la plus récompensée avec la
malhonnêteté (beau sujet de satire : un petit monde grisé par l’autocélébration,
où tout est faux…) ; et Cycle mortel
me semblait plutôt alléchant : en 2015, à Paris, soudain, les utilisateurs
de Vélib’ tombent comme des mouches, terrassés par un mal mystérieux :
voilà la faille dans le manège enchanté qu’est devenu Paris sous l’autorité de
son maire.
Ce roman se place bien sûr sous le patronage de
Philippe Muray, dont un poème, tiré de Minimum
respect, est cité en exergue. Le chapitre 3, Où Paris est une fête, contient à ce titre un morceau de bravoure
digne des meilleures pages de On ferme
(pas ce que Muray a fait de mieux, mais du moins une estimable tentative d’écrire
un roman mettant en scène le spectacle permanent qu’est devenu l’occident
moderne). Naturellement, sous ce patronage, on rit beaucoup, de cette même
jubilation désolée qui naît à la lecture de Muray.
Cycle mortel présente cependant une faiblesse, que je crois de
taille : l’auteur peine à pousser son intrigue et à faire vivre ses
personnages, comme s’il ne les aimait
pas assez. Trop fidèles à des modèles réels ? C’est du moins le cas de
Béchetoile, le maire de Paris, qui cache mal un certain M. Delanoë… Et le moins
qu’on puisse dire, c’est que François Marchand n’apprécie guère le modèle :
« C’était
aussi un redoutable manipulateur et un démagogue sans scrupules (…). Ses actes
les plus ignobles étaient absous du seul fait de son "engagement" à
gauche. »
Un tel passage me gêne : il a plus sa place
dans un pamphlet que dans un roman, aussi satirique, aussi féroce soit-il. L’auteur
eût pu se donner la peine de faire vivre son personnage sans nous livrer
explicitement ses sentiments sur celui-ci, par ses apparences, ses attitudes,
ses pensées, et par quelques épisodes qui eussent pu dire exactement la même
chose. Le bâtir un peu plus, et ôter l’apprêt.
Ce défaut me semble suggérer une hésitation qu’a pu avoir
François Marchand en écrivant Cycle mortel, hésitation qu’il n’aura pas su
prendre le temps de surmonter, nous livrant ainsi un assemblage maladroit,
peut-être un peu bâclé, en tout cas décevant, de morceaux parfois assez savoureux
(le dernier chapitre notamment, dont le titre est tout un programme : Où l’humaniste friqué disparaît dans les
poubelles de l’histoire). Dommage.
Quelques modèles
Gageons pourtant que François Marchand connaît ses
classiques. A commencer par Muray qui, dans On
ferme, avait créé un récit plus ample, mais lassant dans la durée. Des récits
plus brefs de Muray (comme ceux parus dans le recueil posthume Roues carrées), outre ses essais et
pamphlets, sont bien plus convaincants. Du côté des essais et pamphlets, Muray
fait souvent preuve d’un talent comique qui eût pu inspirer François Marchand,
lequel semble pencher de ce côté.
Nous écarterons donc parmi les modèles les
magnifiques et rugissants pamphlets de Bernanos (ainsi que, dans le même
esprit, quoique dans un style plus léger, Le grand d’Espagne, de Nimier), qui
ne cherchent pas à convaincre – et encore moins à séduire – par le rire ou le
sourire. On pourra trouver parfois un bon
mot ici et là chez Bernanos, mais il est souvent craché avec rage et
amertume.
A bien choisir dans le pamphlet violent, nous
pourrions aussi citer Bloy (admiré par Muray, du reste). Je pense en
particulier à Je m’accuse, descente
en flammes de Fécondité, le premier
des Quatre Evangiles (sic) de Zola,
balayant au passage d’un furieux revers de la main dreyfusards et
antidreyfusards. Ce pamphlet présente les avantages d’un humour dévastateur
(dont l’autodérision n’est pas exclue) et d’un forme originale, se présentant
comme le journal d’une expérience hasardeuse – la lecture en feuilleton, qui
explique aussi la forme du journal, du susnommé roman de Zola.
Par ailleurs, Bloy fit aussi quelques incursions
dans le domaine de la satire, notamment dans quelques textes des Histoires désobligeantes et même de L’exégèse des lieux communs, où son
ironie à la fois froide et baroque lui permet d’éviter d’être trop explicite
quant aux jugements – peu amènes – qu’il porte sur ses personnages.
De telles références sont-elles écrasantes ?
Tant pis. Poursuivons, en matière de satire. J’évoquais plus haut mon cher
Nimier : la même année que Le grand
d’Espagne paraît son Perfide, un
beau jeu de massacre où les imbéciles, les fourbes et les brutes ne manquent
pas ; mais cela ne nous est pas dit :
ils vivent, s’animent, parlent, pensent même parfois, et les situations ne sont
pas expliquées mais exposées. L’art du roman, quoi. On pourrait
encore citer quelques romans de Marcel Aymé, comme Travelingue, Le bœuf clandestin,
Le chemin des écoliers ou Uranus…
Poursuivons donc hors de nos frontières !
Pourquoi ne pas traverser la Manche et retrouver Evelyn Waugh ? Je ne
comprends toujours pas pourquoi il n’existe pas, à ma connaissance, de
traduction française de Love Among the
Ruins, parfaite satire d’un monde
moderne, futuriste, scientiste, démagogue et inhumain, qui commence fort :
« Malgré
leurs promesses lors de la dernière campagne électorale, les politiciens n’avaient
pas encore modifié le climat. »[i]
Nous pourrions aussi traverser les Alpes ou un bon
bras de Méditerranée et descendre jusqu’en Sicile, où nous ne nous serions
peut-être pas attendus à trouver une bonne dose de franche satire (ô puissance
des réputations !), en lisant Le
guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.
Comment ? Le guépard ? Une satire ?
J’entends d’ici monter ces clameurs de surprise. Ceux
qui les poussent, et je ne leur en veux pas, ont sûrement à l’esprit l’adaptation
cinématographique de ce roman que fit Visconti. Ils se rappellent sans doute
une somptueuse fresque sur fond d’unification italienne, en 1860, ornée de la
mythique scène du bal…
Il faut savoir que ladite scène est tirée d’un
passage qui tient sur vingt-cinq pages dans un roman qui en fait environ trois
cents. La fin de ce passage nous expose les visages fatigués, pâles ou jaunis,
des invités, ainsi que… les pots de chambre qui débordent au petit lieu des messieurs. Cruauté flaubertienne ?
D’autres détails, d’autres passages, sont autant de
signes d’un penchant satirique. Il y a bien sûr le célèbre « Si nous voulons que tout reste tel que c’est,
il faut que tout change » prononcé par Tancredi, le neveu du prince
Salina, au moment de s’engager aux côtés des partisans de l’unité, contre le
royaume de Naples et des Deux-Siciles, contre les intérêts, les fidélités et
les traditions de sa famille. La suite du roman nous fera bien comprendre, en
effet, que tout change sans que rien ne change, mais peut-être pas de la
manière prévue : les princes cèderont la place à des bourgeois et à des
parvenus, et les petites gens de Sicile seront toujours aussi pauvres.
Qui sont ces princes siciliens ? Oh, des gens
pas très brillants, pas très lettrés… On finira par voir ce que deviendront les
filles du prince Salina : trois vieilles filles qui vivent dans leurs
souvenirs et qui se sont aménagé une chapelle privée, laquelle semble plutôt
abriter une collection de reliques douteuses qu’une sincère dévotion. Lorsque le
Pape ordonnera une inspection de ce type de chapelles, ces demoiselles s’indigneront,
le considérant comme un « Turc »[ii].
Sans compter que le prêtre qui trie leurs reliques est un Piémontais !!!
Ce dernier ne manquera pas de les doucher :
« "Je
suis heureux de vous dire que j’ai trouvé cinq reliques parfaitement
authentiques et dignes d’être des objets de dévotion. Les autres sont là",
dit-il en montrant le panier. »
Et ne parlons pas de son fils, dont le seul intérêt semble
résider dans son cheval…
On pourrait dire « bon débarras » en
voyant disparaître ce monde vermoulu. Ce qu’aura sans doute conclu Tancredi,
lequel fera une belle carrière politique, se plaçant commodément « à l’extrême gauche de l’extrême droite »,
après avoir préféré à l’amour de sa cousine l’ambition de la jolie fille du
maire, un parvenu vulgaire et intéressé, tout à fait dans la ligne de l’Italie nouvelle.
Personne n’est donc épargné, pas même le prince
Salina, pas même le monde qui naît devant lui, malgré lui, contre lui.
Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, eût pu en
faire assez facilement des tonnes, et nous eussions eu devant nous une belle
galerie d’imbéciles, d’ambitieux et de dupes, de pantins grimaçants s’agitant
vainement dans une aigre satire. Mais un prince qui sait se tenir est
certainement trop bien élevé pour cela. Au lieu d’épancher sa bile, il fait un
pas en arrière ou de côté et, sourire en coin, glisse ici et là, dans un récit
dramatique et désabusé, une remarque, un détail, qui fait apparaître sans
insister le ridicule de bien des choses, de bien des personnages ou de bien des
points de vue, sans les condamner. Entrant souvent dans les pensées du prince
Salina, il nous les fait partager, nous révélant un univers mental plein d’erreurs
et de lucidité, d’intelligence et de préjugés, de noblesse et de cynisme, de
tendresse et d’hypocrisie, de bonté et de brutale injustice…
C’est que, je crois, il aimait ses personnages tout
en savourant leurs ridicules – pas toujours minces. Une position délicate qui,
avec un long et difficile travail d’écriture, donne la plus nuancée des
satires.
Post-scriptum (le même)
Naturellement, il nous est permis d’avoir toujours
la même pensée ou de faire les mêmes prières que la semaine dernière, pour le
père Georges Vandenbeusch…
[i] C’est donc moi qui viens
de traduire cette phrase. Pardon pour les éventuelles lourdeurs. Observons au
passage qu’il semble, à ce que disent certains climatologues, que les hommes
soient désormais parvenus à modifier le climat, mais d’une manière bien involontaire…
Réalisation peu rassurante, si elle est effective.
[ii] Plus catholiques que le
Pape… Voilà donc un travers qui n’est pas d’hier.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Un commentaire ? Inscrivez-vous ! Si vous êtes timide, les pseudonymes sont admis (et les commentaires modérés).