C’est un caractère à la
fois futile et profond que semble confirmer le mouvement des « gilets
jaunes » dans sa poursuite, bien au-delà d’un simple ensemble de
revendications. Il ne paraît ni voué à l’échec ni au succès, n’ayant pas de but
évident. De plus en plus, il ressemble à l’expression de l’épuisement moral,
culturel et pourquoi pas spirituel de tout un monde, celui où nous vivons et
qui a été vendu à des gens qui se sentent désormais plus ou moins roulés. En attendant
d’obtenir une réponse – qu’ils ne paraissent pas toujours rechercher ou espérer
– à leur désarroi, les « gilets jaunes » s’occupent en jouant aux « gilets
jaunes » le samedi. D’aucuns ont pu dire, vu le nombre de ces actes
depuis la mi-novembre (on en est à vingt-deux), que l’on est plutôt dans le
monde des feuilletons télévisés américains que dans celui de la tragédie
classique : sans doute l’aspect culturel de cet épuisement.
Pour ce qui est de son
aspect spirituel, pourquoi ne pas imaginer que des chrétiens pourraient aller à
la rencontre de ces étranges révoltés, ne serait-ce que pour leur rappeler qu’ils
ont une âme ? Certains prêtres sont allés les rencontrer dans leurs
manifestations du samedi et au moins deux évêques se sont d’ailleurs donné la
peine d’aller les visiter sur leurs ronds-points… Leur dire qu’ils sont avant
tout des personnes et non des consommateurs, des usagers de services publics ou
des contribuables, ce serait un début. Les aspects social et moral suivraient
probablement, en attendant celui de la culture.
Ce n’est évidemment pas l’Etat
ni le gouvernement qui pourraient apporter de telles réponses : ils ne
sont d’une part pas là à cette fin et d’autre part le genre de personnages qui
exercent le pouvoir en ce moment en paraissent bien incapables. Il n’est besoin
que de voir comment cette affaire a commencé : devant la révolte provoquée
par une taxe à prétexte écologique, le gouvernement n’a trouvé comme réponse
que le retrait de ladite taxe, augurant que l’affaire serait ainsi réglée. Il n’en
fut rien, évidemment, le mal étant plus profond. Mais que peuvent y entendre
des gestionnaires aux affectations interchangeables pour qui tout se résume à
des questions comptables ? Vous êtes déprimés et même furieux ?
Tenez, mon bon, voilà cent sous !
Devant ce prévisible
échec, il ne restait plus au pouvoir qu’à jouer la comédie du pouvoir. Voilà donc
M. Macron et son gouvernement lancés à leur tour dans le spectacle. « Donner
la pièce » à ces gens pour les ramener à la raison n’ayant pas suffi, deux
spectacles ont été montés.
Le premier a consisté à
lancer le fameux « grand débat » dont on se demande toujours ce qu’il
donnera. Il s’agissait sans doute d’apaiser les « gilets jaunes » en
leur faisant comprendre qu’enfin le peuple serait écouté. Tout en « maintenant
le cap », bien entendu, pour continuer de « transformer la France »,
comme dirait M. Le Maire. Le problème, c’est que l’on ignore en quoi notre pays
est censé être transformé.
En même temps, comme
dirait M. Macron, il importait de rassurer son électorat. Celui-ci, manifestant
quelques tropismes bourgeois (dans une acception plus bloyenne que sociologique
du terme, il faut le craindre), n’aime rien plus que ce qu’il appelle l’ordre. Devant
l’agitation des « gilets jaunes » (loin de moi l’idée de penser que
leurs manifestations sont pures et angéliques), certains se sont pris à rêver d’un
écrasement en bonne et due forme : qu’attendait-on pour faire tirer dans
le tas et pour mobiliser l’armée à cette fin ? M. Luc Ferry a un moment
fourni la caution intellectuelle à ce bourgeoisisme féroce[i]. Pour
l’acte XIX de ce lassant feuilleton, le gouvernement annonça donc à grand bruit
que des troupes seraient déployées dans Paris. Les bourgeois applaudirent,
encore effrayés par le calamiteux acte XVIII au cours duquel sévirent un peu
trop de black blocks, dont on ignore – et on l’ignorera probablement longtemps
– s’ils bénéficièrent ou non de quelque complaisance pour commettre leur
méfaits plus ou moins impunément. L’indignation de l’opposition devant cette
mesure obligea nos gouvernants – qui ne sont quand même pas tout à fait fous –
à vendre la mèche : nos soldats, grâce à Dieu ne devaient en rien entrer
en contact avec des manifestants. Et, curieusement, on entend bien moins parler
de black blocks depuis le 23 mars…
Mais le sommet, le clou
du spectacle gouvernemental, c’est l’espèce de tour de force auquel s’est livré
M. Macron depuis l’hiver. Sillonnant la France, il s’est entretenu avec des
élus, des citoyens choisis on ne sait comment, et même avec des enfants. Suprême
exploit, le 18 mars, il a rencontré soixante-cinq intellectuels, répondant avec
aisance à leurs questions. Cela a duré huit heures et a été retransmis en
direct sur France-Culture. Les mauvaises langues diront que les défunts Castro
et Chavez n’auraient pu en faire autant. D’autres pourraient penser que cet
épique moment, s’il est décompté des temps de parole de la majorité à la radio
et à la télévision, épargnera aux électeurs les discours des calamiteux seconds
couteaux macroniens.
Mais soyons aimable :
n’y avait-il pas quelque chose de touchant dans l’exhibition de cette prodigieuse
intelligence, d’une intelligence ayant réponse à tout ? Ainsi, notre cher
leader a sans doute eu beaucoup à enseigner à quelques dizaines de « penseurs »
et d’universitaires bien plus âgés que lui…
On se demande comment M.
Macron pourra s’y prendre pour faire mieux. Le verra-t-on bientôt terrasser à
mains nues, devant un public extasié, quelques fauves ou crocodiles ? Ou
bien encore cracher le feu tout en exécutant un numéro de funambule ? Ou alors déclamer en même temps deux tragédies de Racine ? Quoi qu’il en soit,
ses admirateurs ne manqueront pas de nous faire remarquer la multiplicité et la
solidité de ses talents. Quel spectacle ce sera !
C’en serait drôle si ce n’était
lassant.
[i] Pour les bourgeois, M. Luc
Ferry est un grand philosophe. Il a d’ailleurs les cheveux longs, signe d’une
intense réflexion, mais pas trop, signe d’une certaine retenue.
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