samedi 13 avril 2019

Morne spectacle

C’est un caractère à la fois futile et profond que semble confirmer le mouvement des « gilets jaunes » dans sa poursuite, bien au-delà d’un simple ensemble de revendications. Il ne paraît ni voué à l’échec ni au succès, n’ayant pas de but évident. De plus en plus, il ressemble à l’expression de l’épuisement moral, culturel et pourquoi pas spirituel de tout un monde, celui où nous vivons et qui a été vendu à des gens qui se sentent désormais plus ou moins roulés. En attendant d’obtenir une réponse – qu’ils ne paraissent pas toujours rechercher ou espérer – à leur désarroi, les « gilets jaunes » s’occupent en jouant aux « gilets jaunes » le samedi. D’aucuns ont pu dire, vu le nombre de ces actes depuis la mi-novembre (on en est à vingt-deux), que l’on est plutôt dans le monde des feuilletons télévisés américains que dans celui de la tragédie classique : sans doute l’aspect culturel de cet épuisement.
Pour ce qui est de son aspect spirituel, pourquoi ne pas imaginer que des chrétiens pourraient aller à la rencontre de ces étranges révoltés, ne serait-ce que pour leur rappeler qu’ils ont une âme ? Certains prêtres sont allés les rencontrer dans leurs manifestations du samedi et au moins deux évêques se sont d’ailleurs donné la peine d’aller les visiter sur leurs ronds-points… Leur dire qu’ils sont avant tout des personnes et non des consommateurs, des usagers de services publics ou des contribuables, ce serait un début. Les aspects social et moral suivraient probablement, en attendant celui de la culture.
Ce n’est évidemment pas l’Etat ni le gouvernement qui pourraient apporter de telles réponses : ils ne sont d’une part pas là à cette fin et d’autre part le genre de personnages qui exercent le pouvoir en ce moment en paraissent bien incapables. Il n’est besoin que de voir comment cette affaire a commencé : devant la révolte provoquée par une taxe à prétexte écologique, le gouvernement n’a trouvé comme réponse que le retrait de ladite taxe, augurant que l’affaire serait ainsi réglée. Il n’en fut rien, évidemment, le mal étant plus profond. Mais que peuvent y entendre des gestionnaires aux affectations interchangeables pour qui tout se résume à des questions comptables ? Vous êtes déprimés et même furieux ? Tenez, mon bon, voilà cent sous !
Devant ce prévisible échec, il ne restait plus au pouvoir qu’à jouer la comédie du pouvoir. Voilà donc M. Macron et son gouvernement lancés à leur tour dans le spectacle. « Donner la pièce » à ces gens pour les ramener à la raison n’ayant pas suffi, deux spectacles ont été montés.
Le premier a consisté à lancer le fameux « grand débat » dont on se demande toujours ce qu’il donnera. Il s’agissait sans doute d’apaiser les « gilets jaunes » en leur faisant comprendre qu’enfin le peuple serait écouté. Tout en « maintenant le cap », bien entendu, pour continuer de « transformer la France », comme dirait M. Le Maire. Le problème, c’est que l’on ignore en quoi notre pays est censé être transformé.
En même temps, comme dirait M. Macron, il importait de rassurer son électorat. Celui-ci, manifestant quelques tropismes bourgeois (dans une acception plus bloyenne que sociologique du terme, il faut le craindre), n’aime rien plus que ce qu’il appelle l’ordre. Devant l’agitation des « gilets jaunes » (loin de moi l’idée de penser que leurs manifestations sont pures et angéliques), certains se sont pris à rêver d’un écrasement en bonne et due forme : qu’attendait-on pour faire tirer dans le tas et pour mobiliser l’armée à cette fin ? M. Luc Ferry a un moment fourni la caution intellectuelle à ce bourgeoisisme féroce[i]. Pour l’acte XIX de ce lassant feuilleton, le gouvernement annonça donc à grand bruit que des troupes seraient déployées dans Paris. Les bourgeois applaudirent, encore effrayés par le calamiteux acte XVIII au cours duquel sévirent un peu trop de black blocks, dont on ignore – et on l’ignorera probablement longtemps – s’ils bénéficièrent ou non de quelque complaisance pour commettre leur méfaits plus ou moins impunément. L’indignation de l’opposition devant cette mesure obligea nos gouvernants – qui ne sont quand même pas tout à fait fous – à vendre la mèche : nos soldats, grâce à Dieu ne devaient en rien entrer en contact avec des manifestants. Et, curieusement, on entend bien moins parler de black blocks depuis le 23 mars…
Mais le sommet, le clou du spectacle gouvernemental, c’est l’espèce de tour de force auquel s’est livré M. Macron depuis l’hiver. Sillonnant la France, il s’est entretenu avec des élus, des citoyens choisis on ne sait comment, et même avec des enfants. Suprême exploit, le 18 mars, il a rencontré soixante-cinq intellectuels, répondant avec aisance à leurs questions. Cela a duré huit heures et a été retransmis en direct sur France-Culture. Les mauvaises langues diront que les défunts Castro et Chavez n’auraient pu en faire autant. D’autres pourraient penser que cet épique moment, s’il est décompté des temps de parole de la majorité à la radio et à la télévision, épargnera aux électeurs les discours des calamiteux seconds couteaux macroniens.
Mais soyons aimable : n’y avait-il pas quelque chose de touchant dans l’exhibition de cette prodigieuse intelligence, d’une intelligence ayant réponse à tout ? Ainsi, notre cher leader a sans doute eu beaucoup à enseigner à quelques dizaines de « penseurs » et d’universitaires bien plus âgés que lui…
On se demande comment M. Macron pourra s’y prendre pour faire mieux. Le verra-t-on bientôt terrasser à mains nues, devant un public extasié, quelques fauves ou crocodiles ? Ou bien encore cracher le feu tout en exécutant un numéro de funambule ? Ou alors déclamer en même temps deux tragédies de Racine ? Quoi qu’il en soit, ses admirateurs ne manqueront pas de nous faire remarquer la multiplicité et la solidité de ses talents. Quel spectacle ce sera !
C’en serait drôle si ce n’était lassant.


[i] Pour les bourgeois, M. Luc Ferry est un grand philosophe. Il a d’ailleurs les cheveux longs, signe d’une intense réflexion, mais pas trop, signe d’une certaine retenue.

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