Les correspondances d’écrivains
ont évidemment un intérêt variable. S’il ne s’agit que d’échanger des
compliments plus ou moins sincères entre « maîtres » imbus d’eux-mêmes,
mieux vaut passer son chemin. Restent deux possibilités : celle d’une
complicité stimulant le talent de chaque correspondant, y compris dans la
plaisanterie, et celle d’une proximité suffisante pour avoir quelque chose à se
dire (ou plutôt : à s’écrire) mais assez limitée pour que des points de
vue différents se confrontent, voire se percutent.
Les éditions du Cerf ont
eu la bonne idée de publier en un seul volume trois correspondances, celles de
Jacques Maritain avec François Mauriac, Paul Claudel et Georges Bernanos. Il va
sans dire que ces correspondances relèvent plus de la seconde des possibilités
évoquées plus haut que de la première.
Entre Maritain et
Mauriac, les lettres vont de 1926 à 1970. Qu’en retenir ? Peut-être la
conversation entre deux contemporains qui s’estiment et se mesurent. Sur les
tourments qui traversent cette longue période, les deux hommes semblent souvent
tomber d’accord. Dans la sorte d’amitié qui peu à peu se tisse, aucun des deux
ne paraît pressé de manifester à l’autre quelque désaccord. Peut-être se
redoutaient-ils l’un l’autre ? Il y a comme une retenue entre ces deux-là.
Les attaques, les piques, drôles parfois, seront pour les autres. Pour Claudel,
par exemple, surnommé « Pégase » par Mauriac dans une lettre de juin 1939.
Maritain renchérira dans sa réponse en précisant : « Il y a longtemps
que Pégase rongeait son frein d’or, et n’importe
quelle occasion lui était bonne pour m’avaler tout cru. » Pourquoi ce « Pégase »,
pourquoi cet or évoqué par Maritain sur un ton qui n’est pas sans rappeler – en
moins violent – celui de son parrain Léon Bloy ? C’est que Claudel, membre
du conseil d’administration de Gnome et Rhône (fameux fabricant de moteurs d’avion),
avait manifesté dans une tribune parue dans le Figaro une
certaine irritation à propos d’une phrase de Maritain, d’ailleurs assez bloyenne
dans l’esprit et à méditer encore aujourd’hui : « Tant que les
sociétés modernes sécréteront la misère comme un produit normal de leur
fonctionnement, il ne doit pas y avoir de repos pour un chrétien. »
Il serait donc prévisible
de trouver des accents plus violents, des signes d’opposition dans la
correspondance entre Maritain et Claudel. Il n’en est rien. Peut-être, en
privé, Claudel était-il plus diplomate ? Il y a aussi des raisons plus
sérieuses, surtout après 1945, pour rapprocher les deux hommes. Par exemple le
rejet de l’antisémitisme et l’horreur devant les persécutions faites aux Juifs
en ce triste siècle. On apprendra au détour d’une note[i] que
Claudel écrivit le 24 décembre 1941 une lettre admirable au Grand Rabbin de France,
lettre qui lui valut une surveillance particulière et même une perquisition à
son domicile. Ce qui nous laisse de lui une idée plus haute que le classique Claudel-auteur-d’une-ode-au-maréchal-Pétain-puis-d’une-ode
au-général-de-Gaulle… ou même que celle d’un Pégase rongeant son frein d’or.
Les frictions, les
heurts, les orages, c’est plutôt avec Bernanos que nous y assistons. Normal,
sourirons-nous, c’est là l’affaire de Bernanos. Dès 1928, Maritain et Bernanos
se fâchent à propos de la condamnation de l’Action française par l’Eglise. Quelques
éclaircies plus tard, de nouvelles fâcheries éclateront, autour de La grande
peur des bien-pensants. A ce propos, c’est Raïssa Maritain qui adresse à
Bernanos de nécessaires admonestations, au nom de leur commune admiration pour
Léon Bloy, lui rappelant l’incompatibilité, de l’aveu de Bloy lui-même, entre
une telle admiration et celle d’un Edouard Drumont, en particulier en ce qui
concerne leurs perceptions respectives du peuple juif. Dans une lettre datée de
la Pentecôte 1931, elle le met en garde contre les dangereux attraits de la
polémique, « cette région, à certains égards non-humaine, de la polémique,
dont la seule fin n’est pas le vérité mais la bataille pour une cause à
laquelle on croit devoir tout engager »… Les quelques lettres de Raïssa
Maritain à Bernanos qui se glissent dans cette correspondance touchent par leur
mélange de fermeté, voire de sévérité et de douceur, mélange qui forme une
sorte de bienveillance, de charité dans le fait de dire la vérité à quelqu’un
qui en a besoin, peut-être ? L’humilité avec laquelle répond parfois Bernanos
peut être elle aussi touchante.
Qui sait si ce dernier, d’ailleurs,
n’a pas fini par profiter de la leçon, à l’écriture de Grands cimetières sous
la lune, par exemple, livre où Bernanos sacrifia à un devoir de vérité les
sympathies qu’auraient dû, logiquement, provoquer ses inclinations politiques,
sympathies qui furent du reste réelles au début de la guerre d’Espagne ?
La parution de ce pamphlet marquera une nouvelle période d’apaisement entre
Maritain et Bernanos.
Quoi de mieux que cette
difficile relation pour illustrer cette phrase dont le début forme le
sous-titre de ce livre : « Un catholique n’a pas d’alliés, il ne peut
avoir que des frères »[ii] ?
Les frères se querellent volontiers, se cherchent des poux, souvent de manière
injuste. Mais ils peuvent aussi s’administrer des corrections parfois robustes.
S’ils n’oublient pas qu’ils sont frères, ces corrections porteront des fruits.
[i] Les notes et introductions
sont de Michel Bressolette et Henri Quantin, et elles sont fort utiles.
[ii] La phrase est de Claudel.
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