L’habitude de commémorer
un événement de manière plus solennelle lorsqu’il est survenu il y a un nombre
rond d’années est probablement une coquetterie qui nous affecte tous plus ou
moins. Cette coquetterie n’épargne pas notre vie privée : songeons aux
anniversaires – de naissance, de mariage…
La république française n’y
échappe pas non plus. Certains de ses adorateurs voulant en faire l’objet d’un
culte explicitement religieux, il ne faut pas s’étonner de l’existence depuis
quelques lustres d’un haut comité des commémorations nationales, lequel publie
chaque année un livre énumérant et présentant les faits et les événements dont
la France républicaine fera mémoire.
Ne faisant pas partie des
adeptes de ce culte étrange, j’ignore selon quel module est établie la
rotondité de l’écart aux millésimes – rimant par les chiffres à la présente
année – sur lesquels les doctes membres de ce haut comité sont censés se
pencher. Dix, vingt, cinquante ans ? Toujours est-il que 2018, dans ce
domaine, ne manque pas de ressources évidentes, si l’on s’en tient à un module
de cinquante ans[i] :
1968, 1918, 1768…
Glissons rapidement sur
1968. Voilà déjà cinquante ans que les héros – ou les hérauts – d’une vieillissante
jeunesse révolutionnaire se décernent les uns aux autres des médailles en
chocolat, dans une permanente foire aux airs numismatiques. Ne les flattons ni
ne les flétrissons point trop : mai 68 fut probablement plus un symptôme
qu’une cause…
Pour ce qui est de 1918,
comment n’être pas ému par la fin d’un carnage absurde ? Notons toutefois
que les traités qui suivirent l’armistice furent porteurs, aux dires de
beaucoup, de germes néfastes qui donnèrent leur pleine mesure en 1939.
Remontons gaiement les
siècles pour nous arrêter en 1768 : cette année-là, un traité de
Versailles, encore un, faisait de la Corse un territoire français. Il se dit
que les Corses apprécient encore aujourd’hui l’événement de manière diverse. Qu’ils
sachent toutefois que nous sommes vraisemblablement nombreux en France à ne
point voir d’inconvénient à nous savoir leurs compatriotes.
1768 est aussi l’année de
naissance de François-René de Chateaubriand. Comment nos commémorateurs
républicains auraient-ils pu oublier un écrivain de cette taille ?
Observons toutefois qu’ils ont dû être quelque peu gênés aux entournures par
ses choix politiques, l’homme ayant émigré pendant la Révolution et ayant plus
tard manifesté avec constance, quoique d’une manière jugée étrange, voire
brouillonne, pour ne pas dire contre-productive, par certains, son légitimisme.
Cent ans après
Chateaubriand naissait Charles Maurras, qui ne goûtait guère le romantisme de
son aîné, auquel il reprochait de n’avoir « jamais cherché dans la mort
et dans le passé, le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel ».
Une notice avait été commandée à M. Olivier Dard, historien et biographe de l’intéressé,
pour le livre des commémorations de 2018. Il a fallu l’en retirer[ii],
devant le scandale : quoi, Maurras ? Il semble, vu la teneur des
protestations, que certains n’aient retenu de lui que son antisémitisme, le
réduisant ainsi à un genre de sous-Drumont[iii]. C’est
sans doute un trait typique de notre époque : des gens qui ne savent à peu
près rien de Maurras s’étranglent dès qu’ils lisent son nom ou l’entendent
prononcer. Il y aurait cependant beaucoup à dire sur Maurras, si nous prenions
la peine de le connaître un peu mieux, ne serait-ce qu’à cause de l’influence
qu’il eut en son temps sur de nombreux intellectuels et hommes d’action, qui
les mena sur des chemins fort divers et contribua un temps, en mal autant qu’en
bien à infléchir le destin de notre pays. Il y aurait donc aussi beaucoup à
dire sur l’homme et ses idées : beaucoup de mal et de bien, sans doute, à
de nombreux points de vue. On trouve par exemple ceci, de Roger Nimier, dans
ses Journées de lecture, alors que le sujet était encore chaud :
« Il aime
à créer des mythes avec les personnages de son temps ou à les retrouver à
travers eux. Le danger de ce procédé platonicien, trop subtil et trop fabuleux
pour certains lecteurs qui lisent de travers comme on avale de travers (c’est-à-dire
en s’étranglant), apparut finalement d’une manière dramatique. Les sages
patries qu’il s’était constituées lui ont fermé les yeux sur le monde enragé
des années 40. Il lui est arrivé de raisonner en philosophe grec, aveugle et sourd
aux cris de l’époque, quand ses hypothèses, maniées par des fous et
transformées en vérités d’Etat, servaient à tuer. Pendant l’occupation, il
continuait à manier ses balances, sans savoir que les poids étaient truqués et
que son antisémitisme littéraire, félibre, imbécile et d’ailleurs modéré, s’appelait
ailleurs Auschwitz ou Dachau. Il est grave pour un politique d’ignorer son
temps. Il est vrai que si l’époque avait compris sa politique, les choses
auraient peut-être connu un cours différent. »
Tout n’est certainement
pas dit dans ce long passage sur ce que Maurras peut avoir d’intéressant ou sur
les reproches parfois graves qui peuvent lui être faits (d’un point de vue
catholique notamment), mais retenons-en qu’un regard critique y est porté. C’est
cela qui compte, et non se savoir quels noms devraient être retenus ou non dans
je ne sais quel support d’une liturgie républicaine qui ne semble servir que de
carburant à quelques journalistes, polémistes ou politiciens et qui, pour ma
part, m’indiffère. La politique, comme la littérature[iv],
appelle la critique et non l’idolâtrie ou le vomissement.
[i] Ne seront point mentionnés
ici, donc, par exemple, Georges Bernanos ou Paul Morand, tous deux nés en 1888.
[ii] Il est possible de se
consoler en lisant celle que le même a rédigée pour le Dictionnaire du conservatisme, récemment paru aux éditions du Cerf.
[iii] C’est dire.
[iv] On parle aussi de rayer
le nom de Jacques Chardonne, mort en 1968, du fait de ses errements collaborationnistes…
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