Il est des écrivains que
l’on lit – ou que l’on s’interdit de lire – pour de mauvaises raisons. Rebatet en
est un parfait exemple : l’homme sentant le soufre, on lira ses romans
pour prouver qu’on a l’esprit ouvert ou pour se rendre odieux à quelques-uns
que l’on s’empressera de qualifier d’imbéciles. Or il vaut mieux lire ses
romans pour ce qu’ils sont, pour y chercher ce qu’il y a à chercher dans des
romans : le récit, l’intrigue, le style, le rendu de la réalité, voire –
et c’est encore mieux – la transposition de celle-ci.
Pour ce qui est de se
rendre odieux (et pas qu’aux imbéciles), Lucien Rebatet ne manqua pas de
talent, puisque c’est de peu qu’il échappa au peloton d’exécution après la
Libération. Et à propos de talent ce n’est qu’ensuite qu’il en donna le meilleur,
dans Les deux étendards puis dans Les Epis mûrs. Pour un peu, sa
destinée ferait penser à celle de Tchernychevski telle que contée (de manière fantasque) par le héros du Don
de Vladimir Nabokov.
Si Les deux étendards
est un roman largement autobiographique, c’est pourtant dans Les Epis mûrs
que l’on trouvera un écho – largement et à plus d’un point de vue transposé –
de cette destinée, au travers de celle de son héros, Pierre Tarare, jeune
musicien fort prometteur. Résumons les choses aussi brièvement que possible.
Les petits bourgeois sont
des êtres parfois étranges. Certains exercent des métiers estimables, qu’ils
ont dû apprendre et qu’ils tâchent d’illustrer de leur mieux, en étant dignes
de traditions dont ils sont les héritiers. Prenons, par exemple, dans l’artisanat,
le noble métier de chapelier, exercé par M. Tarare père. Que l’esprit bourgeois
s’en mêle, et voilà notre artisan qui se pique de statut et d’ascension sociale ;
de progrès, aussi. C’est décidé, les fils de M. Tarare seront polytechniciens. Julien,
l’aîné, faisant vite preuve d’une médiocrité qui convaincra son père de son
erreur, reste Pierre, le cadet, d’un esprit plus vif. Seulement, Pierre est
pris d’une curieuse passion dès l’âge de cinq ans : tirer des sons, voire
des mélodies et des harmonies, du piano familial, meuble encombrant servant d’ordinaire
à témoigner d’un statut bourgeois, à prendre la poussière et à se laisser
enfouir sous les portraits de famille. A la rigueur, si Pierre était une
fillette…
Ce puéril accident sera
en fait une révélation : celle d’une vocation, qu’il faudra cultiver
malgré l’opposition paternelle. Elle mènera Pierre, à travers des crises, des
rencontres et des découvertes, au seuil d’une carrière de compositeur. C’est
sans compter sur la guerre de 1914, qui tirera un trait sur de si nobles
aspirations.
Ce qui rend passionnant
ce roman n’est pas le conflit qui oppose le père et le fils, avec son lot
habituel de trêves, de fureurs et de demi-réconciliations. Cela serait bien
banal. C’est plutôt le récit de la découverte d’une vocation et du dur
apprentissage qu’elle impose : Pierre n’est pas un génie incompris, ni
révolté ; c’est un génie qui cherche le cadre, la forme, l’idiome par
lesquels il parviendra à maîtriser et à faire fleurir ses dons. A chaque étape,
on se dit : ça y est… et ça n’y est pas du tout. Tout reste encore à
apprendre. Il est légitime d’y voir une image – transposée dans l’univers
musical parisien du XXe siècle commençant – d’un thème universel, l’adolescence.
Ici, la découverte des harmonies et des rythmes remplace avec bonheur celles du
poil au menton, de l’autre sexe par ses plus mornes versants – la salacité et
le sentimentalisme (encore que…). A chaque étape, donc, ce que le jeune homme
croit être un accomplissement n’est en fait encore qu’une promesse, au mieux un
présage.
Curieusement, on croit savoir[i] que
Rebatet considérait Les Epis mûrs comme un œuvre mineure, en comparaison
avec Les deux étendards. Il ne faut pas toujours suivre le jugement des
auteurs quant à leur œuvre. Moins soucieux de se justifier, libéré par la
distance que donne une œuvre d’imagination, stimulé aussi, peut-être, par l’univers
où il nous entraîne (celui de la musique, passion autrement saine que la
politique), Rebatet est ici moins lourd , moins explicatif, moins apologétique,
ce qui donne plus de naturel aux passages dialogués, par exemple. En somme,
Rebatet nous est plus accessible lorsqu’il illustre sa passion de la musique
que lorsqu’il justifie son absence de foi.
Et le rapport entre la
destinée de Pierre Tarare et celle de Lucien Rebatet ? Si l’histoire
rattrape Pierre et l’efface au moment où son talent va enfin éclore, Rebatet,
lui, s’est arrangé pour être « mort » avant de se mettre enfin
sérieusement au travail. Les deux étendards et Les Epis mûrs sont les preuves
du talent d’un fantôme. Ces preuves sont autant de raisons pour en vouloir à ce
fantôme, devenu illisible pour trop de personnes à cause des malentendus
provoqués par ses absurdes engagements.
[i] Grâce aux annexes fournies
avec la réédition des Epis mûrs parue
en 2011 au Dilettante.
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