dimanche 19 novembre 2017

« Les Epis mûrs » (Lucien Rebatet)

Il est des écrivains que l’on lit – ou que l’on s’interdit de lire – pour de mauvaises raisons. Rebatet en est un parfait exemple : l’homme sentant le soufre, on lira ses romans pour prouver qu’on a l’esprit ouvert ou pour se rendre odieux à quelques-uns que l’on s’empressera de qualifier d’imbéciles. Or il vaut mieux lire ses romans pour ce qu’ils sont, pour y chercher ce qu’il y a à chercher dans des romans : le récit, l’intrigue, le style, le rendu de la réalité, voire – et c’est encore mieux – la transposition de celle-ci.
Pour ce qui est de se rendre odieux (et pas qu’aux imbéciles), Lucien Rebatet ne manqua pas de talent, puisque c’est de peu qu’il échappa au peloton d’exécution après la Libération. Et à propos de talent ce n’est qu’ensuite qu’il en donna le meilleur, dans Les deux étendards puis dans Les Epis mûrs. Pour un peu, sa destinée ferait penser à celle de Tchernychevski telle que  contée (de manière fantasque) par le héros du Don de Vladimir Nabokov.
Si Les deux étendards est un roman largement autobiographique, c’est pourtant dans Les Epis mûrs que l’on trouvera un écho – largement et à plus d’un point de vue transposé – de cette destinée, au travers de celle de son héros, Pierre Tarare, jeune musicien fort prometteur. Résumons les choses aussi brièvement que possible.
Les petits bourgeois sont des êtres parfois étranges. Certains exercent des métiers estimables, qu’ils ont dû apprendre et qu’ils tâchent d’illustrer de leur mieux, en étant dignes de traditions dont ils sont les héritiers. Prenons, par exemple, dans l’artisanat, le noble métier de chapelier, exercé par M. Tarare père. Que l’esprit bourgeois s’en mêle, et voilà notre artisan qui se pique de statut et d’ascension sociale ; de progrès, aussi. C’est décidé, les fils de M. Tarare seront polytechniciens. Julien, l’aîné, faisant vite preuve d’une médiocrité qui convaincra son père de son erreur, reste Pierre, le cadet, d’un esprit plus vif. Seulement, Pierre est pris d’une curieuse passion dès l’âge de cinq ans : tirer des sons, voire des mélodies et des harmonies, du piano familial, meuble encombrant servant d’ordinaire à témoigner d’un statut bourgeois, à prendre la poussière et à se laisser enfouir sous les portraits de famille. A la rigueur, si Pierre était une fillette…
Ce puéril accident sera en fait une révélation : celle d’une vocation, qu’il faudra cultiver malgré l’opposition paternelle. Elle mènera Pierre, à travers des crises, des rencontres et des découvertes, au seuil d’une carrière de compositeur. C’est sans compter sur la guerre de 1914, qui tirera un trait sur de si nobles aspirations.
Ce qui rend passionnant ce roman n’est pas le conflit qui oppose le père et le fils, avec son lot habituel de trêves, de fureurs et de demi-réconciliations. Cela serait bien banal. C’est plutôt le récit de la découverte d’une vocation et du dur apprentissage qu’elle impose : Pierre n’est pas un génie incompris, ni révolté ; c’est un génie qui cherche le cadre, la forme, l’idiome par lesquels il parviendra à maîtriser et à faire fleurir ses dons. A chaque étape, on se dit : ça y est… et ça n’y est pas du tout. Tout reste encore à apprendre. Il est légitime d’y voir une image – transposée dans l’univers musical parisien du XXe siècle commençant – d’un thème universel, l’adolescence. Ici, la découverte des harmonies et des rythmes remplace avec bonheur celles du poil au menton, de l’autre sexe par ses plus mornes versants – la salacité et le sentimentalisme (encore que…). A chaque étape, donc, ce que le jeune homme croit être un accomplissement n’est en fait encore qu’une promesse, au mieux un présage.
Curieusement, on croit savoir[i] que Rebatet considérait Les Epis mûrs comme un œuvre mineure, en comparaison avec Les deux étendards. Il ne faut pas toujours suivre le jugement des auteurs quant à leur œuvre. Moins soucieux de se justifier, libéré par la distance que donne une œuvre d’imagination, stimulé aussi, peut-être, par l’univers où il nous entraîne (celui de la musique, passion autrement saine que la politique), Rebatet est ici moins lourd , moins explicatif, moins apologétique, ce qui donne plus de naturel aux passages dialogués, par exemple. En somme, Rebatet nous est plus accessible lorsqu’il illustre sa passion de la musique que lorsqu’il justifie son absence de foi.
Et le rapport entre la destinée de Pierre Tarare et celle de Lucien Rebatet ? Si l’histoire rattrape Pierre et l’efface au moment où son talent va enfin éclore, Rebatet, lui, s’est arrangé pour être « mort » avant de se mettre enfin sérieusement au travail. Les deux étendards et Les Epis mûrs sont les preuves du talent d’un fantôme. Ces preuves sont autant de raisons pour en vouloir à ce fantôme, devenu illisible pour trop de personnes à cause des malentendus provoqués par ses absurdes engagements.


[i] Grâce aux annexes fournies avec la réédition des Epis mûrs parue en 2011 au Dilettante.

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