Au festival de Cannes, le
cinéma a pour habitude de célébrer le cinéma. On se distribue des prix après
avoir revêtu de somptueux costumes ou des robes osées. De temps en temps, on se
donne bonne conscience en récompensant un film « social » et « dérangeant »,
souvent au détriment de la forme artistique, avant de filer au buffet.
On peut se prendre à
rêver d’une rupture dans ce train-train en songeant que cette année la palme d’or
a été remise à Ruben Östlund, cinéaste suédois peu connu du grand public, pour
son étrange film The Square. La réalité est probablement plus ambiguë. Le
film en question, certes, comporte une forte dose de satire – et donc de
critique – d’un monde artistique épris de soi et des vertus qu’il s’attribue,
satire qui s’appliquerait aussi bien au monde du cinéma. Lequel, pour se
venger, aura fort bien pu feindre l’extase devant le talent avec lequel a été
menée l’attaque, ne serait-ce que pour montrer son ouverture d’esprit.
Mais trêve de mondanités cannoises.
Nous sommes en automne, et The Square est sorti en salles pour le plus
grand plaisir du vulgum pecus[i] dont
vous et moi faisons partie.
De quoi s’agit-il donc ?
Je dirais volontiers : d’un cauchemar, voire de deux cauchemars ; du
nôtre et de celui du personnage principal. En 2020, rien ne va plus dans le
royaume de Suède[ii] :
les rues de Stockholm sont pleines de clochards et de mendiants, et le palais
royal héberge désormais un musée d’art contemporain, le X-Royal Museum,
dont le directeur est – horresco referens – un Danois prénommé
Christian. Dans un matin gris, on déboulonne tranquillement la statue équestre
de Charles XIV[iii]
pour la remplacer par une installation qui a pour titre The Square. Christian,
le conservateur, tandis qu’il met la main aux derniers préparatifs de l’exposition
dont cette œuvre est le clou tout en supervisant les mondanités célébrant ses
riches mécènes, est victime un matin d’un larcin pour lequel il décide de se
faire justice lui-même. Son téléphone portable faisant partie du butin, il
parvient à le localiser et distribue dans tout un immeuble de banlieue un
courrier priant le voleur de lui rendre son bien. A première vue, l’entreprise
sera couronnée de succès. Il en va de même pour la future exposition, qu’une
équipe de communicants s’apprête à promouvoir en fanfare.
C’est alors que
commencent les ennuis : la promotion de l’exposition tourne au scandale et
un gamin habitant l’HLM visée par le « publipostage » de Christian
vient lui exiger des excuses, n’étant pour rien dans le vol dont il s’est senti
accusé et pour lequel ses parents l’ont puni.
Vu le milieu dans lequel
se déroulent la plupart des scènes de The Square, il serait facile d’y
voir – et de ne voir que cela – une satire de l’art contemporain. Que ce soit
pour l’encenser ou pour le dénigrer, certains critiques se sont jetés dans
cette facilité. Les détracteurs ne se sont pas privés de dire que les quelques « œuvres »
que nous avons l’occasion d’apercevoir au cours du film sont une lourde
caricature de cet art, tant elles sont nulles. Cette critique me paraît infondée :
il suffit de passer le nez dans une exposition ou un musée d’art contemporain
pour constater que c’est cet art lui-même qui constitue sa propre caricature
et, de fait, pas toujours des plus subtiles. La satire de l’art contemporain,
de fait, est bien présente, aussi à travers un des éléments essentiels de
celui-ci qu’est le discours – ou plutôt le verbiage – qu’il engendre pour se
justifier, ainsi que de l’approbation forcée d’un public « éclairé ».
L’irruption au milieu d’un dîner de mécènes d’un performeur russe[iv]
poussant des cris de singe en sautant de table en table[v] et
les réactions qu’elle provoque d’abord[vi] en
sont une parfaite illustration. Mais il n’y a pas que cette satire.
Car la critique sociale
est évidente, et bien plus intelligente, soit dit en passant, que n’importe
quel drame naturaliste et militant dont raffolent d’ordinaire les jurys cannois
entre exhibitions de décolletés au tapis rouge et aigreurs provoquées
par l’abus de champagne. On ne peut qu’être frappé par le grand nombre de
clochards et de mendiants qui font comme partie du décor des scènes de rue :
tout le monde s’en fout, jusqu’à la jeune dame qui demande aux passants
de « sauver des vies » (lesquelles, où ? Nous ne le saurons pas)
en signant une quelconque pétition. Notre conservateur, lui, croit s’en tirer
avec The Square, ce carré tracé au sol, à l’intérieur duquel chacun doit
se sentir conscient de ses devoirs envers les autres, etc., etc. (Au moins,
Tartufe, lui, feignait d’être un croyant.) Observons aussi la trouille
qu’il éprouve en allant poster ses cinquante lettres dans une HLM de banlieue[vii] :
peur de ce que l’on appelait jadis les classes dangereuses. D’ailleurs,
l’irruption du garçonnet avec son gros accent « immigré » (le jeune
acteur jouant ce rôle est d’un grand talent) dans la vie de Christian ne peut
paraître à ce dernier que comme une incongruité. Ce gosse insupportable et
fruste est un des seuls personnages encore civilisés que l’on rencontre dans ce
film : il n’aime ni les mensonges, ni les injustices, ni le déshonneur.
Il est aussi permis de
voir dans The Square une critique encore plus générale que celle de l’art
contemporain ou de notre époque égoïste, hypocrite et dépourvue d’honneur et de
traditions, à Stockholm ou ailleurs. Si nous revenons à la performance
de l’« homme-singe », observons que celle-ci tourne mal, le performeur
devenant de plus en plus agressif et finissant par jeter son dévolu sur une
jolie dame qu’il semble s’apprêter à… Jusqu’à ce qu’un seul homme se
lève pour prendre la défense – avec ses poings s’il le faut – de cette dame. Les
autres hommes le suivront, prêts à massacrer le performeur. Il reste à
chaque spectateur honnête à se demander quel aurait été son comportement dans
de telles circonstances : celui – courageux – du défenseur qui se lève
seul, ou celui de la meute qui va le suivre après avoir été passive ?
Comment finira ce
cauchemar ? Peut-être par une vague lueur, à moins qu’elle ne soit quelque
peu tardive. L’ensemble est admirablement rendu, avec ici et là quelques
longueurs et quelques scènes inutiles (quoique réussies), et fort bien joué. Et,
comme Ruben Östlund semble bien maîtriser les codes et les formes de la
modernité pour la critiquer, il ne reste qu’à saluer dans The Square une
passionnante œuvre antimoderne.
[i] Ou du vulgi pecoris ?
[ii] J’eusse pu écrire qu’il y a quelque chose de pourri dans
ledit royaume, mais un Anglais a déjà écrit cela il y a plus de quatre siècles
au sujet du Danemark. Et encore, c’était un Danemark rêvé pour le théâtre, hors
du temps et du monde en quelque sorte.
[iii] Plus connu dans sa
jeunesse paloise sous le nom de Jean-Baptiste Bernadotte.
[iv] Tiens, tiens…
[v] La « grande scène »
du film, de l’avis de tous.
[vi] Et ensuite ? Eh bien
nous verrons cela ensuite.
[vii] La disposition des
boîtes à lettres dans bon nombre d’immeubles suédois, où chaque boîte est
disposée sur la porte de l’appartement auquel elle correspond, permet de filmer
cette distribution de courrier comme une course affolée…
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