Il y a environ un mois,
nous évoquions ici la critique élogieuse faite par Antoine Blondin du Rivage
des Syrtes, de Julien Gracq[i]. Si
l’auteur de cette critique ne l’a pas retenue dans Ma Vie entre des lignes,
justice a été rendue à ce beau morceau de critique par Alain Cresciucci,
biographe de Blondin en 2004 et éditeur en 2006 pour la Table Ronde de Mes
petits papiers, anthologie d’articles du même. Cette critique parut dans Rivarol
le 6 décembre 1951. Nous ignorons si les colonnes de Rivarol abritent
aujourd’hui des talents pareils à celui d’Antoine Blondin, disparu il y a
bientôt vingt-cinq ans (et n’écrivant plus pour cette publication depuis belle
lurette) ; en fait, nous ne tenons guère à le savoir, mais nous nous
permettrons d’en douter.
De quelques clichés
Puisqu’il est question
d’Antoine Blondin et de Rivarol, rappelons, au risque de paraître
radoter, qu’il y eut un Antoine de Rivarol, bien connu, longtemps avant Antoine
Blondin et Rivarol. Il est resté de nombreux bons mots de Rivarol, parmi
lesquels celui-ci, à propos des vers d’un certain François de
Neufchâteau : « c’est de la prose où les vers se sont mis. »
Voilà un jeu de mots dont Blondin eût pu, sans rougir, être l’auteur. Du reste,
certains ne se privèrent pas de ce genre d’à-peu-près, comme les garnements de Jalons,
l’été 1991, qui écrivirent de lui qu’il avait éprouvé « de grosses
difficultés à faire le choix entre la prose et les verres ».
L’appréciation est à la fois cruelle, juste (hélas) et un peu courte.
Il est vrai que l’on
associe souvent le nom d’Antoine Blondin à un monde nocturne traversé par de
petits groupes d’ivrognes magnifiques ou simplement pittoresques d’où
fuseraient les maximes illustrant une déroutante philosophie de comptoir
exprimée avec une virtuosité variant selon l’heure et le taux d’alcoolémie de
leurs auteurs, entre deux corridas où les taureaux seraient remplacés par des
voitures, celles du boulevard Saint-Germain par exemple. Ou alors aux joies du
sport chantées par un écrivain hâtivement réduit à l’état de caution littéraire
des stades et de leur quasi-bulletin officiel, L’Equipe.
Quelle fête !
s’exclameront encore quelques naïfs. Tandis que les snobs concèderont que c’est
bien gentil mais que cela ne vole pas bien haut. Les uns et les autres se
seront probablement arrêtés à la énième rediffusion télévisée de l’adaptation d’Un
Singe en hiver, où Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo se cuitent sur des
dialogues de Michel Audiard[ii]. Ou
à quelques articles de L’Equipe, lus distraitement par un grand public
peu friand de littérature ou honteusement par quelques intellectuels ;
dans ce dernier cas, les plus attentifs auront peut-être été ravis un instant
par un calembour surgissant brusquement, qui attendait son heure, tapi au creux
d’un virage…
Bars, stades et pistes
Quitte à connaître – même
par procuration – les affres des lendemains de cuite, pourquoi ne pas passer
outre les clichés pour découvrir l’œuvre ? Les bars et les stades ne
manquent pas, par exemple, dans Monsieur Jadis, ni même les
commissariats de police où les virées du narrateur finissent parfois. A
première vue, on y lira une collection d’anecdotes cocasses ou tragiques,
narrées avec une certaine nostalgie, avant de se rendre compte que les glorieux
buveurs qui s’y croisent sont surtout de grands enfants un peu égarés. On
dirait qu’ils boivent pour retrouver le pouvoir de dire les sottises et de
tenir les raisonnements absurdes dont le privilège n’est reconnu qu’aux seuls
enfants. Chacun y va du sien, chacun suit sa ligne, et les dialogues sont plus
qu’ailleurs des juxtapositions de monologues. M. Jadis – qui a longtemps cru
qu’il s’appelait Blondin – a l’avantage d’avoir un ange-gardien (presque)
toujours disponible en Roger Nimier. Quand celui-ci mourra bêtement sur une
autoroute, une nuit de septembre 1962… Derrière les cuites acrobatiques et les
interventions providentielles et amicales de Nimier, Monsieur Jadis est
un tombeau. Celui de Nimier, certes, mais peut-être aussi celui de Blondin
lui-même, qui ne fit ensuite que se survivre de plus en plus péniblement
pendant vingt ans[iii].
L’alcool ne manque pas,
ni les fantaisies régressives, dans Un Singe en hiver[iv].
C’est le récit d’une amitié éphémère entre deux buveurs dont le plus jeune,
Fouquet, est un homme triste, divorcé, seul. Il est venu s’égarer dans un bourg
de la côte normande, où sa fille est pensionnaire. Certes, les cuites sont
homériques et les bêtises des deux garnements que redeviennent ces compères
sont drôles, mais les moments d’introspection de Fouquet sont plutôt sombres.
Quant aux stades et aux
pistes – celles d’athlétisme mais surtout les routes du Tour de France –,
Blondin les a racontés dans les centaines de chroniques qu’il donna à L’Equipe
des années 1950 à 1980. A en lire quelques-unes (dans Ma Vie entre des
lignes et Mes petits papiers, par exemple), on comprend vite que le
sport, s’il est commenté sérieusement, sert de prétexte. Ce que l’on en retient
aujourd’hui est la littérature : une étape du Tour, un paysage ou une
anecdote devient l’occasion de réminiscences et de synesthésies de toutes
sortes. Et c’est toujours, pour l’écrivain parfois en panne, un moyen de
prendre un peu d’exercice.
Les deux recueils
susnommés permettent de découvrir aussi en Antoine Blondin un libelliste
politique tour à tour violent, goguenard ou grave, que l’on appréciera plus
souvent pour le style et l’humour que pour la justesse des idées, domaine où il
s’avère le plus inégal (à notre humble avis).
Le critique littéraire,
en revanche, est fin, érudit, éclectique, capable dans sa jeunesse, à la même
époque que celle de ses charges politiques, de recommander aux lecteurs de Rivarol
des romans de Julien Gracq ou de Raymond Queneau.
Précisons que la
frontière entre les domaines de ses articles les plus réussis est parfois
floue. Nous en voulons pour exemple deux citations :
« Petits rentiers
parcimonieux dans l’effort, soucieux de ne pas faire un pas de trop, un pas
pour rien, jamais dupes donc, mais toujours bernés, drapés dans un héroïsme de
demi-saison réversible dans l’instant, ils se sont parfaitement fondus, malgré
l’exotisme des origines, dans ce creuset gaulois d’où le meilleur et le pire
sortent, comme chacun sait, par intermittence, depuis deux mille ans. »
et
« Il y avait une
lagune dans mon existence. Elle est comblée, ou plutôt elle est gelée :
j’ai aperçu Venise prise dans les glaces, longue lionne étirée sous les filets
de la brume, ses mamelles en l’air gorgées d’un soleil fauve. »
Le premier est tiré d’un
article paru dans L’Equipe de juin 1954 sur les (déjà) piteuses
prestations de l’équipe de France de football lors de la coupe du monde. Le
second est aussi tiré d’une chronique sportive, parue dans Paris-presse
en février 1956.
Du reste, le plus beau et
le plus violent article pamphlétaire de Blondin est en fait une défense de la
mémoire de Roger Nimier, écrite peu après la mort de celui-ci, contre les
propos stupides d’un nommé Pierre de Boisdeffre. Il est impossible de donner
ici un échantillon d’« Un drôle de chevalier » : il faudrait citer
le texte en entier[v].
Un écrivain majeur ?
A lire Blondin, on
éprouve la sensation d’une langue facile, coulante, qui va de soi, quand il ne
force pas dans les jeux de mots. Le style est classique, harmonieux, mesuré, à
l’image d’un climat français idéal. Il porte comme l’assurance tranquille d’un
matin frais et ensoleillé de printemps dans Paris ; mais qu’un nuage
passe, et l’on frissonnera. Quiconque écrit, ne serait-ce qu’un peu, devinera
que cette prose poétique, tour à tour poliment élégiaque et légèrement
farfelue, exige à n’en point douter d’immenses efforts. Une langue polie, eh
bien, il faut commencer par la polir.
Cette musique élégante,
comme nous l’avons vu pour Un Singe en hiver et Monsieur Jadis,
est au service d’un argument, sinon franchement sombre, plutôt mélancolique.
Avant les épiques buveurs de ces deux romans, Blondin nous avait narré, en
1952, les affres et les facéties d’un jeune professeur d’histoire mal à l’aise
dans son ménage et fâché avec les péripéties de l’histoire (Les Enfants du
bon Dieu), ou, en 1955, les errances parisiennes d’un jeune homme de
province qui cherche à prendre congé de sa vie routinière (L’Humeur
vagabonde). La lecture de ces romans est souvent plaisante. Le ton
pince-sans-rire et les fantaisies y sont pour beaucoup et ne sont pas sans
faire penser à Marcel Aymé. Mais le même malaise que dans les romans ultérieurs
y perce : comme une immaturité qui interdit au héros d’entrer réellement
dans la vie.
Avant ces entrées
manquées et leurs diverses conséquences – cocasses, attendrissantes ou
lamentables – force est de comprendre qu’il y eut les grandes espérances et les
ambitions démesurées de la prime jeunesse, souvent déçues. Comme c’est par
elles que Blondin et ses doubles romanesques aspiraient à mûrir, quittes à
s’engager dans des causes extrêmes, voire douteuses…
Ce genre de déception
originelle entre largement dans l’argument du premier roman de Blondin, L’Europe
buissonnière[vi].
Il s’agit de deux destinées qui s’entrecroisent, et avec elles de deux
penchants littéraires. D’un côté, nous avons Muguet, jeune homme insouciant et
doté d’une maturité physique en avance sur son âge (rendue un peu à la manière
de Marcel Aymé) qui traversera la guerre en se laissant porter où le vent le
mène : il sera prisonnier, évadé, résistant (oh, un peu, seulement),
vaguement espion et s’arrangera, afin d’éviter trop d’ennuis, pour redevenir
prisonnier de guerre ; c’est le versant picaresque et comique de ce roman.
De l’autre, Superniel, étudiant en philosophie à la dégaine de demi-zazou et
aux penchants fascistes parti rempli de curiosité pour le STO et dont les
enthousiasmes pour l’Europe nouvelle seront vite douchés ; premier double
d’Antoine Blondin, dans ce versant introspectif et mélancolique. La fantaisie
et la tristesse sont là, mais peinent encore à se mêler. Il leur reste encore à
fondre, comme on dit de certains vins de garde, extrêmement prometteurs
mais encore un peu râpeux – ou anguleux – en primeur.
Ce fond triste, cette
peur devant la vie, habillés de couleurs aimables, voilà le legs d’Antoine
Blondin. « Qu’ai-je fait de ma vie ? » se demandera-t-il dans
une chronique tardive. Apparemment, un naufrage passablement alcoolisé, surtout
à partir de la cinquantaine. Ou alors une œuvre consistant à faire de son
malheur, ou d’un pesant vague-à-l’âme, le prétexte, plus que le motif, d’un art
raffiné.
Conseillons, outre la
lecture des œuvres romanesques et des divers recueils de chroniques (anthumes
ou posthumes) d’Antoine Blondin, celle d’un excellent ouvrage d’Alain
Cresciucci, Le Monde (imaginaire) d’Antoine Blondin, paru ce printemps
chez Pierre-Guillaume de Roux. L’exploration de ce monde, l’art de circuler
en Blondinie[vii],
nous y sont bien mieux enseignés que dans le présent bavardage. Et ce n’est pas
nous qui irons contredire ce postulat qui, selon M. Cresciucci, « ne
devrait souffrir aucune contestation : Antoine Blondin compte parmi les
écrivains majeurs de la seconde moitié du XXe siècle. »
[i] « Avec Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq a
écrit un imprécis d’histoire et de géographie à l’usage des civilisations
rêveuses »
[ii] Entendons-nous : ce
n’est pas un mauvais film et les acteurs sont excellents, mais il y reste peu
de l’art de Blondin.
[iii] Monsieur Jadis parut en 1970. Il y eut encore en 1975 Quat’ Saisons, recueil de nouvelles de
fort bonne facture mais pas toujours de la dernière nouveauté. Puis ce ne fut
plus que des recueils de textes remontant à diverses époques.
[iv] Prix Interallié 1959.
[v] On le trouve dans Ma Vie entre des lignes. Un texte à lire
à voix haute, tant il gueule bien.
[vi] Prix des Deux Magots
1949.
[vii] Pour paraphraser un
article de Roger Nimier, ami de Blondin (« Comment circuler en Balzacie »),
que l’on trouvera dans Les Ecrivains
sont-ils bêtes ?.
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