« Toute ressemblance avec des
événements ou des personnages réels serait vraiment l’effet d’une mauvaise
chance ». Les lecteurs attentifs ou inconditionnels de Roger Nimier
auront reconnu là l’avertissement qui précède un de ses romans, Perfide.
Bien entendu, il n’en est rien. On pourrait faire la même remarque sur Derniers
jours[i],
un roman de Carl-Henning Wijkmark. Encore que la piste du roman à clefs soit
ici une impasse, tant les clefs sont transparentes, et donc volontairement
neutralisées.
Une
certaine familiarité
Une nuit de septembre
1962, sur l’autoroute de l’Ouest, peu après la sortie du tunnel de Saint-Cloud,
une puissante voiture de sport, venant de Paris à plus de cent cinquante
kilomètres à l’heure, percute un pilier de béton. Le conducteur, un écrivain et
journaliste encore jeune, mourra de ses blessures peu après son transfert à
l’hôpital de Garches.
Ainsi périt René
Masselon, admiré pour ses rares romans, dont on retiendra le premier, Les
Fils prodigues, avant de renoncer à une œuvre plus longue pour se jeter
dans le journalisme et la critique littéraire, officiant notamment dans Arts.
Le narrateur, Lennart Gelin, un jeune journaliste suédois, tâchera de
comprendre qui était vraiment cet ami de fraîche date. Et n’y parviendra sans
doute pas.
Le personnage de
Masselon, on l’aura compris, emprunte bien des traits à Roger Nimier. A
première vue, en fait : cette ressemblance serait plutôt à considérer
comme une convention permettant de situer de manière générale un personnage
cultivant les ambiguïtés, les fantaisies et les mystères, quitte à être victime
de malentendus.
Nous verrons ainsi
paraître un grand costaud délicat, hyperlettré, critique intègre[ii],
écrivain doutant de son talent, mêlé de près ou de loin – on ne le saura jamais
vraiment – aux milieux « Algérie française », aimant les jolies
femmes et le champagne, transformant toute circonstance en fête, en canular ou
en jeu d’enfant… Tout l’attirail suffisant pour dérouter et charmer un
journaliste étranger, jeune et « vaguement progressiste »[iii].
Exotisme
L’Europe continentale,
dans l’après-guerre, pouvait, pour un jeune Suédois, passer pour un monde
parfaitement étranger : un monde portant encore les cicatrices de
profondes blessures qui avaient épargné son pays. Ajoutez à cela le prestige et
le charme de la vieille et haute civilisation française, encore vivante, ainsi
que les déchirements politiques liés aux guerres coloniales, et le dépaysement
sera complet. Une solution facile pour feindre de ne pas être étonné par tout
cela peut consister à avoir recours à des clichés. La tentation est forte et
d’aucuns y cèdent sans plus s’en soucier.
C’est le cas d’Ingrid,
compagne du narrateur au début du roman[iv]. Les
choses sont simples pour elle, par exemple dans le cas de la guerre
d’Algérie : d’un côté les bons (les fellaghas luttant pour leur
indépendance et leurs amis progressistes), de l’autre les méchants (les Pieds
noirs exploiteurs et leurs soutiens, forcément fascistes). Un séjour aux Baléares
l’été 1962 ne lui ôtera aucune de ses illusions : voir arriver dans de
petits bateaux des Pieds noirs qui ont tout quitté pour ne pas se laisser
massacrer ne l’émeut en rien ; et les efforts de Masselon – autre
vacancier dont elle et le narrateur font ici la connaissance – pour leur venir
en aide ne lui arracheront que des sarcasmes, puisqu’à ses yeux ces gens sont,
avant d’être des hommes qui souffrent, des « salauds », pour user
d’un terme cher aux progressistes d’alors[v].
Le narrateur n’aura pas
ces délicatesses. Voulant y voir clair après l’attentat du Petit-Clamart, il
décide d’enquêter sur les milieux « Algérie française », en
particulier sur l’OAS. Aidé – ou manipulé – par son nouvel ami, il fera passer
quelques articles dans une petite feuille en anglais pour Américains de Paris,
dirigée par… un vieux journaliste suédois. Un voyage à Munich, où il a étudié
quelques années auparavant, lui fera rencontrer, dans une ambiance où se mêlent le roman d’espionnage et l’évocation de souvenirs de jeunesse, un colonel
en rupture d’armée vivant dans la clandestinité, mélange de soldat perdu et
d’intellectuel aux vues aussi nuancées que fanatiques, et une walkyrie aussi
éplorée que désirable – un agent double, évidemment.
Rentré à Paris, il
fréquentera assidûment Masselon, dont la personnalité devient pour lui un
mystère qui s’épaissit, l’accompagnera à la campagne pour transformer en fête
la fuite d’un jeune homme « très bien »[vi] un
peu compromis avec l’OAS, aura une liaison avec une petite actrice, recevra la
visite d’hommes troubles – membres de l’OAS ou barbouzes, il ne le saura
jamais…[vii]
On le devine, il
n’apprendra pas grand-chose sur ce qu’il cherche à savoir, si ce n’est que tout
est bien compliqué. Que le monde n’est pas un conte de fées social-démocrate où
la vie pourrait être classée dans de jolies petites cases, bien proprettes et
reposantes.
Les
mystères de l’amitié
Un reproche que l’on
pourrait faire à Derniers jours porte sur une question de
vraisemblance : l’action se déroulant sur environ six semaines, peut-il se
passer tant de choses, dans les faits et dans les âmes – celle du narrateur
notamment[viii] –
en si peu de temps ? Une véritable amitié peut-elle naître dans un délai
si bref ? Pourquoi pas, à condition de dormir peu et d’avoir recours à des
stimulants plus ou moins dangereux : le tabac, le café, l’alcool. Ces
stimulants ne manquent pas dans le récit.
Le narrateur s’en rend
bien compte, cherchant à comprendre ce qui l’attire chez Masselon, avec qui il
avait peu d’affinités a priori. Cette quête est à peu près impossible – même en
usant de méthodes peu recommandables, comme une sorte de cambriolage qu’il fera
– en si peu de temps, surtout avec un personnage camouflant sa timidité et son
manque d’estime de soi derrière une prodigalité et une hyperactivité qui
tiennent du feu d’artifice[ix]. Ce
que remarque le narrateur à la lecture des Fils prodigues :
« Exactement
cette ironie que d’ordinaire les femmes détestent, qui blesse leur
acquiescement à la vie parce qu’elles n’y voient que froid et haine de la vie.
Cela me paraissait plutôt comme de la timidité et un idéalisme blessé, ainsi
qu’une chaleur enfantine qui n’était pas moins forte parce qu’elle était
retenue comme au bord d’un précipice. »[x]
Mais fouiller, tourner
autour du sujet ou entrer droit dedans, chercher, en amateur de situations
nettes et explicites à tout savoir et à tout comprendre (comme faire la part de
l’amitié et de la manipulation chez Masselon), ne mène le narrateur nulle part.
Il eût peut-être dû se contenter de ce que Montaigne avait écrit de son amitié
avec La Boëtie : « parce que c’était lui, parce que c’était moi. »[xi] Mais
sans tous ces tâtonnements, point de roman…
Il faut l’accepter :
l’amitié a ses mystères. Insolubles, insondables. Un ami, vieux ou récent, ne
nous sera jamais entièrement connu. Il nous échappera toujours. Ce qui
n’empêche pas les sentiments.
[i] Sista Dagar, roman paru chez Norstedts en 1986 (et réédité avec l’œuvre
romanesque complète de Wijkmark en 2014). La traduction française a été publiée
en 2007 aux éditions Cénomane (sises au Mans).
[ii] Pour ce qui est du modèle
(Nimier, donc), recommandons en particulier Journées
de lecture (I et II), ainsi que L’Elève
d’Aristote, recueils posthumes parus chez Gallimard. Ou encore Les Ecrivains sont-ils bêtes ?.
[iii] Selon les mots de
l’auteur, rapportés dans le Cahier de
l’Herne Roger Nimier, paru en septembre 2012.
[iv] Le portrait de cette
jeune artiste peintre, pétrie de bonne conscience et d’aspirations bourgeoises,
est un régal.
[v] Cette arrivée de réfugiés
au milieu d’estivants a de bien tristes résonnances en 2015. Là encore, il y a
des hommes qui souffrent. Et des vacanciers. Ce mélange absurde serait-il un
trait de la modernité ? D’autres signes apparaissent dans ce roman,
choisis d’une manière assez pertinente.
[vi] Un des passages les plus
réussis du roman, sorte de marivaudage morose et lourd de sous-entendus
inaccessibles, dans une ambiance qui fait penser à Drieu la Rochelle, où
Masselon passe son temps à se dérober aux questions qui brûlent la langue du
narrateur, profitant de chassés-croisés et de diversions de toutes sortes. On
pourra cependant regretter que l’auteur ait choisi de faire se tutoyer le
narrateur et Masselon : les timides, les fuyants, aiment souvent leurs
distances et préfèrent souvent en rester au vouvoiement, même avec des amis
véritables (ce qui était le cas, dit-on, de Nimier).
[vii] Sur le climat politique
traînent cependant ici et là quelques invraisemblances : ainsi de
l’opposition à de Gaulle, en particulier pour ce qui est de l’Algérie ;
peu des personnes qui s’y mêlèrent devaient regretter la IVème république…
[viii] Ce qui donne lieu à
quelques passages introspectifs ou à quelques dialogues autour de la
personnalité de Masselon qui sont assez pesants.
[ix] Du vrai Roger Nimier,
Alexandre Vialatte écrivit : « on
eût dit qu’il passait en foule. »
[x] Pardon pour cette
traduction bancale, qui est de ma main, de :
”Just den ironi som kvinnor brukar avsky, som
sårar deras livsbejakelse därför att de ser den som kyla och livshat. För mig såg
det väl mera ut som skygghet och sårad idealism, och en barnslig värme som inte
blev mindre stark för att den hölls tillbaka som på randen av en avgrund.”
[xi] Pensée française, claire
et consciente de ses limites. A comparer avec un goût pour l’explication
appuyée que Nimier croyait entrevoir en 1959 dans Le Visage, un film d’Ingmar Bergman : « Ingmar Bergman, avec ses très jolies
qualités possède un ou deux défauts suédois caractérisés. Il souligne d’un gros
trait noir ce qu’on avait compris depuis dix ans, de Bousbir à Dunkerque. »
(Festival de quartier, dans Variétés, recueil posthume)
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