vendredi 11 septembre 2015

Motifs et prétextes (3) : « Derniers jours » (C.H. Wijkmark)

 « Toute ressemblance avec des événements ou des personnages réels serait vraiment l’effet d’une mauvaise chance ». Les lecteurs attentifs ou inconditionnels de Roger Nimier auront reconnu là l’avertissement qui précède un de ses romans, Perfide. Bien entendu, il n’en est rien. On pourrait faire la même remarque sur Derniers jours[i], un roman de Carl-Henning Wijkmark. Encore que la piste du roman à clefs soit ici une impasse, tant les clefs sont transparentes, et donc volontairement neutralisées.
Une certaine familiarité
Une nuit de septembre 1962, sur l’autoroute de l’Ouest, peu après la sortie du tunnel de Saint-Cloud, une puissante voiture de sport, venant de Paris à plus de cent cinquante kilomètres à l’heure, percute un pilier de béton. Le conducteur, un écrivain et journaliste encore jeune, mourra de ses blessures peu après son transfert à l’hôpital de Garches.
Ainsi périt René Masselon, admiré pour ses rares romans, dont on retiendra le premier, Les Fils prodigues, avant de renoncer à une œuvre plus longue pour se jeter dans le journalisme et la critique littéraire, officiant notamment dans Arts. Le narrateur, Lennart Gelin, un jeune journaliste suédois, tâchera de comprendre qui était vraiment cet ami de fraîche date. Et n’y parviendra sans doute pas.
Le personnage de Masselon, on l’aura compris, emprunte bien des traits à Roger Nimier. A première vue, en fait : cette ressemblance serait plutôt à considérer comme une convention permettant de situer de manière générale un personnage cultivant les ambiguïtés, les fantaisies et les mystères, quitte à être victime de malentendus.
Nous verrons ainsi paraître un grand costaud délicat, hyperlettré, critique intègre[ii], écrivain doutant de son talent, mêlé de près ou de loin – on ne le saura jamais vraiment – aux milieux « Algérie française », aimant les jolies femmes et le champagne, transformant toute circonstance en fête, en canular ou en jeu d’enfant… Tout l’attirail suffisant pour dérouter et charmer un journaliste étranger, jeune et « vaguement progressiste »[iii].
Exotisme
L’Europe continentale, dans l’après-guerre, pouvait, pour un jeune Suédois, passer pour un monde parfaitement étranger : un monde portant encore les cicatrices de profondes blessures qui avaient épargné son pays. Ajoutez à cela le prestige et le charme de la vieille et haute civilisation française, encore vivante, ainsi que les déchirements politiques liés aux guerres coloniales, et le dépaysement sera complet. Une solution facile pour feindre de ne pas être étonné par tout cela peut consister à avoir recours à des clichés. La tentation est forte et d’aucuns y cèdent sans plus s’en soucier.
C’est le cas d’Ingrid, compagne du narrateur au début du roman[iv]. Les choses sont simples pour elle, par exemple dans le cas de la guerre d’Algérie : d’un côté les bons (les fellaghas luttant pour leur indépendance et leurs amis progressistes), de l’autre les méchants (les Pieds noirs exploiteurs et leurs soutiens, forcément fascistes). Un séjour aux Baléares l’été 1962 ne lui ôtera aucune de ses illusions : voir arriver dans de petits bateaux des Pieds noirs qui ont tout quitté pour ne pas se laisser massacrer ne l’émeut en rien ; et les efforts de Masselon – autre vacancier dont elle et le narrateur font ici la connaissance – pour leur venir en aide ne lui arracheront que des sarcasmes, puisqu’à ses yeux ces gens sont, avant d’être des hommes qui souffrent, des « salauds », pour user d’un terme cher aux progressistes d’alors[v].
Le narrateur n’aura pas ces délicatesses. Voulant y voir clair après l’attentat du Petit-Clamart, il décide d’enquêter sur les milieux « Algérie française », en particulier sur l’OAS. Aidé – ou manipulé – par son nouvel ami, il fera passer quelques articles dans une petite feuille en anglais pour Américains de Paris, dirigée par… un vieux journaliste suédois. Un voyage à Munich, où il a étudié quelques années auparavant, lui fera rencontrer, dans une ambiance où se mêlent le roman d’espionnage et l’évocation de souvenirs de jeunesse, un colonel en rupture d’armée vivant dans la clandestinité, mélange de soldat perdu et d’intellectuel aux vues aussi nuancées que fanatiques, et une walkyrie aussi éplorée que désirable – un agent double, évidemment.
Rentré à Paris, il fréquentera assidûment Masselon, dont la personnalité devient pour lui un mystère qui s’épaissit, l’accompagnera à la campagne pour transformer en fête la fuite d’un jeune homme « très bien »[vi] un peu compromis avec l’OAS, aura une liaison avec une petite actrice, recevra la visite d’hommes troubles – membres de l’OAS ou barbouzes, il ne le saura jamais…[vii]
On le devine, il n’apprendra pas grand-chose sur ce qu’il cherche à savoir, si ce n’est que tout est bien compliqué. Que le monde n’est pas un conte de fées social-démocrate où la vie pourrait être classée dans de jolies petites cases, bien proprettes et reposantes.
Les mystères de l’amitié
Un reproche que l’on pourrait faire à Derniers jours porte sur une question de vraisemblance : l’action se déroulant sur environ six semaines, peut-il se passer tant de choses, dans les faits et dans les âmes – celle du narrateur notamment[viii] – en si peu de temps ? Une véritable amitié peut-elle naître dans un délai si bref ? Pourquoi pas, à condition de dormir peu et d’avoir recours à des stimulants plus ou moins dangereux : le tabac, le café, l’alcool. Ces stimulants ne manquent pas dans le récit.
Le narrateur s’en rend bien compte, cherchant à comprendre ce qui l’attire chez Masselon, avec qui il avait peu d’affinités a priori. Cette quête est à peu près impossible – même en usant de méthodes peu recommandables, comme une sorte de cambriolage qu’il fera – en si peu de temps, surtout avec un personnage camouflant sa timidité et son manque d’estime de soi derrière une prodigalité et une hyperactivité qui tiennent du feu d’artifice[ix]. Ce que remarque le narrateur à la lecture des Fils prodigues :
« Exactement cette ironie que d’ordinaire les femmes détestent, qui blesse leur acquiescement à la vie parce qu’elles n’y voient que froid et haine de la vie. Cela me paraissait plutôt comme de la timidité et un idéalisme blessé, ainsi qu’une chaleur enfantine qui n’était pas moins forte parce qu’elle était retenue comme au bord d’un précipice. »[x]
Mais fouiller, tourner autour du sujet ou entrer droit dedans, chercher, en amateur de situations nettes et explicites à tout savoir et à tout comprendre (comme faire la part de l’amitié et de la manipulation chez Masselon), ne mène le narrateur nulle part. Il eût peut-être dû se contenter de ce que Montaigne avait écrit de son amitié avec La Boëtie : « parce que c’était lui, parce que c’était moi. »[xi] Mais sans tous ces tâtonnements, point de roman…
Il faut l’accepter : l’amitié a ses mystères. Insolubles, insondables. Un ami, vieux ou récent, ne nous sera jamais entièrement connu. Il nous échappera toujours. Ce qui n’empêche pas les sentiments.




[i] Sista Dagar, roman paru chez Norstedts en 1986 (et réédité avec l’œuvre romanesque complète de Wijkmark en 2014). La traduction française a été publiée en 2007 aux éditions Cénomane (sises au Mans).
[ii] Pour ce qui est du modèle (Nimier, donc), recommandons en particulier Journées de lecture (I et II), ainsi que L’Elève d’Aristote, recueils posthumes parus chez Gallimard. Ou encore Les Ecrivains sont-ils bêtes ?.
[iii] Selon les mots de l’auteur, rapportés dans le Cahier de l’Herne Roger Nimier, paru en septembre 2012.
[iv] Le portrait de cette jeune artiste peintre, pétrie de bonne conscience et d’aspirations bourgeoises, est un régal.
[v] Cette arrivée de réfugiés au milieu d’estivants a de bien tristes résonnances en 2015. Là encore, il y a des hommes qui souffrent. Et des vacanciers. Ce mélange absurde serait-il un trait de la modernité ? D’autres signes apparaissent dans ce roman, choisis d’une manière assez pertinente.
[vi] Un des passages les plus réussis du roman, sorte de marivaudage morose et lourd de sous-entendus inaccessibles, dans une ambiance qui fait penser à Drieu la Rochelle, où Masselon passe son temps à se dérober aux questions qui brûlent la langue du narrateur, profitant de chassés-croisés et de diversions de toutes sortes. On pourra cependant regretter que l’auteur ait choisi de faire se tutoyer le narrateur et Masselon : les timides, les fuyants, aiment souvent leurs distances et préfèrent souvent en rester au vouvoiement, même avec des amis véritables (ce qui était le cas, dit-on, de Nimier).
[vii] Sur le climat politique traînent cependant ici et là quelques invraisemblances : ainsi de l’opposition à de Gaulle, en particulier pour ce qui est de l’Algérie ; peu des personnes qui s’y mêlèrent devaient regretter la IVème république…
[viii] Ce qui donne lieu à quelques passages introspectifs ou à quelques dialogues autour de la personnalité de Masselon qui sont assez pesants.
[ix] Du vrai Roger Nimier, Alexandre Vialatte écrivit : « on eût dit qu’il passait en foule. »
[x] Pardon pour cette traduction bancale, qui est de ma main, de :
Just den ironi som kvinnor brukar avsky, som sårar deras livsbejakelse därför att de ser den som kyla och livshat. För mig såg det väl mera ut som skygghet och sårad idealism, och en barnslig värme som inte blev mindre stark för att den hölls tillbaka som på randen av en avgrund.
[xi] Pensée française, claire et consciente de ses limites. A comparer avec un goût pour l’explication appuyée que Nimier croyait entrevoir en 1959 dans Le Visage, un film d’Ingmar Bergman : « Ingmar Bergman, avec ses très jolies qualités possède un ou deux défauts suédois caractérisés. Il souligne d’un gros trait noir ce qu’on avait compris depuis dix ans, de Bousbir à Dunkerque. » (Festival de quartier, dans Variétés, recueil posthume)

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