Non, point n’est
question aujourd’hui de vous livrer un intermède loufoque ou réaliste[i] de
plus. Ce sont des choses qui arrivent est le titre du deuxième roman de
Pauline Dreyfus, qui vient de paraître aux éditions Grasset. Titre bien choisi,
pour ce que ce roman a de réussi, mais aussi, et trop souvent hélas, de manqué.
Un penchant pour le trouble
Mêler les grandeurs et les petitesses – les lâchetés
même – de ses personnages en choisissant de les faire évoluer dans des milieux
et des époques qui s’y prêtent, voilà un plaisir qui ne doit pas être étranger
à Pauline Dreyfus. Elle l’avait fait avec talent en 2012 dans Immortel, enfin, où en quelques scènes s’étalant
sur quelques mois nous était évoquée l’élection de Paul Morand à l’Académie
française : grande littérature, élégance, mais aussi mondanités, vanité,
intrigues et renvois vichyssois, tout contribuait à faire émaner un parfum
mêlant avec succès la sympathie, l’admiration et la moquerie – souvent réprobatrice
– envers un Paul Morand déjà finissant.
Le milieu où évolue Natalie de Sorrente, héroïne[ii]
de Ce sont des choses qui arrivent, n’est pas bien éloigné de celui
dépeint dans Immortel, enfin :
le monde, le beau, le grand monde où apparaissent artistes, écrivains,
diplomates, aristocrates de plus ou moins vieille souche (et au blason plus ou
moins redoré, ici et là, par quelques Américaines dont on disait en leur temps
qu’elles étaient belles vues de dot), grands bourgeois… On y croise d’ailleurs
le souvenir d’un Paul Morand possédant une maîtresse en coup de vent[iii]…
La peinture de ce monde s’ouvre sur un tableau
brillant : un enterrement très parisien, un jour glacial de février 1945,
vu par l’œil professionnel d’un ordonnateur de pompes funèbres employé par une
des meilleures maisons dans ce domaine ; le coup d’œil est vif et
impitoyable, la phrase brève ; le moment est solennel et propice à la plus
cruelle satire. En résumé, une belle entrée en matière.
Malheureusement, les choses se gâtent ensuite.
Raideurs
Ensuite ? Eh bien, si la satire continue, le
drame y fait peu à peu son entrée, avant d’occuper presque toute la place. Rien
à redire à cette évolution, puisque telle est l’histoire que Pauline Dreyfus
entend nous conter.
Nous voilà donc transportés entre Cannes et Paris,
de 1939 à 1945. Comme on l’a entrevu plus haut, quelques figures réelles
sont convoquées, comme pour donner une assise au monde ici dépeint. Rien à
redire ici non plus quant au principe, mais cela tourne au name-dropping, et nous assistons à un spectacle qui, plutôt que le
métro aux heures de pointe, ressemblerait au foyer de l’opéra un soir de
générale : tout le monde est là, de Jean Cocteau à Nancy Mitford, en
passant par Reynaldo Hahn, Marie-Laure de Noailles, Serge Lifar ou « le
charmant Jünger[iv] ».
Encore une fois, le procédé n’a rien de condamnable en soi, mais à condition de
ne pas en abuser : faut-il que le petit garçon qui joue avec la fille de
Natalie se nomme Adrien Maeght ou que l’on croise un acteur débutant nommé
Gérard Philipe ? Pour un peu, on réclamerait un index des noms propres.
Ce qui nous amène au style : comme dans Immortel, enfin, Pauline Dreyfus emploie
le présent tout au long de son récit. Ce qui pose un problème de rythme lorsque
l’action s’étire sur plus de cinq ans : par moments, on se prend à se croire
dans une biographie, ouvrage où le rythme, certes, a moins d’importance. Tandis
que dans le cas d’un roman…
Cet inconvénient est regrettable : il y a dans Ce
sont des choses qui arrivent une vraie intrigue, avec quelques aspects un
peu tirés par les cheveux, certes, mais qui tient la route ; or elle est
gâchée par le ton aussi plat que le sont les personnages, trop souvent réduits
à des silhouettes manquant des ambiguïtés qui leur donneraient un peu de vie.
Quelques moments, quelques scènes à faire, surnagent
de cette grisaille, comme par exemple le dîner mondain par temps de
rationnement (assez drôle par certains côtés), ou la scène finale, où naît un
vrai rythme, haletant, désespéré, dont les accents ont une parenté (mais
seulement une parenté : ce n’est pas un décalque ni une pâle imitation)
avec les dernières phrases du Feu follet
de Drieu la Rochelle.
Une hypothèse (et des encouragements)
La lecture de Ce sont des choses qui arrivent
laisse donc un goût de déception, devant quelques belles promesses victimes d’un
travail expéditif. On pourrait dire : voilà une esquisse alléchante par bien
des traits ; mais où est l’œuvre ?
L’hypothèse de l’esquisse me semble être juste, du
fait de quelques détails au fond sans grande importance pour la compréhension
du récit, mais qui viennent empoisonner l’esprit du lecteur attentif. Citons quelques
exemples :
Page 190, on lit que le duc de Sorrente, mari de l’héroïne,
descend d’un Irlandais anobli par Napoléon et nommé Richard Saule. Or, ce même
ancêtre se nomme Patrick Saule page 68. Le duc de Sorrente, toujours lui, page
209, se passionne pour les combats de la Libération de Paris : « Ces détonations, ces fumées d’incendie, ces
hommes blessés qui courent dans la rue – jamais il n’a connu la guerre de si
près ». Or, page 28, on lit qu’il a été gazé à l’ypérite en 1918. Il eût
suffi d’écrire cette guerre et non la guerre, donc de se relire !
Puisque ce roman cite des personnages réels, il est
toujours prudent pour l’auteur de vérifier ce qu’il en écrit, comme l’évocation
de la présence à Paris, chez elle, rue Monsieur, de Nancy Mitford en octobre
1944 ; or Nancy Mitford séjourna à Paris à l’automne 1945 (et non 1944) et
s’y installa en 1946, n’emménageant rue Monsieur qu’en 1947. De même, il est
agréable d’évoquer Nice en avril 1942, où se prélassent quelques vedettes de
cinéma, dont Michèle Morgan : mais celle-ci devait déjà se trouver à
Hollywood à cette époque. C’est le danger du roman historique et du film en
costume : il y aura toujours quelques pinailleurs pour relever les erreurs
et ne plus voir qu’elles, comme faisant écran au reste, qu’il soit bon ou
mauvais. Il est toujours bon de les corriger quand il est encore temps, soit
avant la publication.
Au fond, Ce sont des choses qui arrivent fait
l’effet d’un vin de garde, d’un bon cru et d’une année prometteuse, que l’on
boirait en primeur : quelles qualités il eût pu avoir si on l’eût laissé
mûrir, se fondre, développer tous ses arômes et petit à petit arrondir tous ses
défauts de jeunesse… Seulement, les bouteilles ont été bues. Reste à trouver
les fautifs de ce gâchis : je soupçonne l’éditeur et le calendrier. Maudite
rentrée littéraire !
Et, pour user de termes scolaires (comme rentrée), citons Roger Nimier dans Les
enfants tristes : « Michèle
Morgan (…) n’aime pas (…) les derniers en composition ». Mais comme
nous savons depuis Immortel, enfin
que Pauline Dreyfus ne relève pas de cette catégorie, supposons qu’elle aura le
temps de faire mieux. Et souhaitons lui d’avoir l’autorité de dire à son
éditeur : « attendez, ce n’est pas encore prêt. » Visiblement,
elle n’a pu le faire cette fois. Que voulez-vous : ce sont des choses qui
arrivent…
[i] Et comment distinguer la
loufoquerie et le réalisme, de nos jours ?
[ii] Bien qu’il soit plutôt
question de morphine dans ce roman. Pardon pour ce faible jeu de mots.
[iii] Evocation plutôt réussie
d’un cliché double : Paul Morand, l’homme à femmes, et Paul Morand à toute
vitesse. Ne résistons pas, à propos de Morand et de vitesse, au plaisir de
citer un passage de Monsieur Jadis, d’Antoine
Blondin :
« Un peu à l’écart,
Paul Morand, le buste en avant, les mains aux hanches dans ses poches-revolver,
comme le héros de L’Homme pressé,
paraissait attendre le signal d’un starter invisible. Soudain, il se déclencha,
empoigna Marcel Aymé et Roger Nimier sous chaque bras, marcha sur Monsieur
Jadis :
-
Viens, dit-il.
(Il tutoyait pour aller plus vite.) »
[iv] Franchement, on eût
préféré, à ce train, quelque chose comme « le doux, le subtil et raffiné
lieutenant Gerhard Heller », qui fait plus connaisseur et bien plus
compromettant que Jünger.
Bravo pour cette critique fine et érudite ! La comparaison entre un bon vin et un bon manuscrit, sacrifiés également par une trop hâtive consommation, semble très pertinente.
RépondreSupprimerMerci, je ne sais si je mérite tant de compliments. A propos de vin, on pourrait ajouter qu'il est possible de déguster un vin de garde en primeur, afin d'essayer d'en deviner les promesses. Mais tout boire, là est l'erreur !
SupprimerS. L.
P.S. : ayant pu lors d'une dédicace exprimer - timidement - certaines de mes réserves à Pauline Dreyfus (quant à l'emploi du présent sur une durée si longue), celle-ci m'a répondu qu'en fait elle ne supportait plus l'emploi de l'imparfait et du passé simple dans un récit. Un choix, donc. Peut-être ai-je fait une interprétation hâtive. Après tout, le présent et le "ton biographie" pourraient bien être une manière voulue de dérouter le lecteur, auquel cas le coup ne serait pas si manqué ; allez savoir...
RépondreSupprimerS.L.