Les myopes, dont votre serviteur, sont exposés depuis quelques mois à un dilemme dès qu’ils sortent : voir le monde à travers un voile de buée résultant du port du masque, ou ôter leurs lunettes pour ne plus en avoir qu’une vague impression. Pour ma part, j’ai choisi la buée. Dans les rues de Paris, aux heures sombres, les réverbères et les feux des voitures s’irisent dans le brouillard de mes lunettes. Un des rares charmes de l’année 2020.
Cette buée ne voile pas
que notre vue. Il semble que le brouillard ait envahi les esprits, des peuples
aussi bien que des gouvernements. Et cela, évidemment, a moins de charme.
J’en veux pour exemple
les prétendues méthodes ou stratégies utilisées ici et là pour lutter contre l’épidémie
qui a envahi nos vies voici bientôt un an. L’hiver dernier, nos gouvernants
rejetaient avec mépris l’idée de contrôler les frontières et de placer en
quarantaine quiconque viendrait de l’étranger : « les virus n’ont pas
de passeport », psalmodiaient-ils, heureux de cette trouvaille. Cette contrainte
nous eût peut-être évité bien des déboires et bien d’autres contraintes, plus
pesantes. À vouloir user d’arguments (ou plutôt d’incantations) d’ordre
idéologique contre une mesure d’hygiène connue depuis longtemps, ils se sont
par la suite improvisés hygiénistes, ayant recours à des méthodes franchement
archaïques, quoique d’une certaine efficacité. Ajoutons l’apparition d’applications
à télécharger sur son téléphone portable (à condition de disposer d’un modèle
adéquat), et nous avions sous les yeux ce mélange d’archaïsme et de foi aveugle
en la technique qui caractérise la modernité tardive.
Voici qu’apparaissent peu
à peu des vaccins qui pourraient finir par nous débarrasser de cette insistante
pandémie. On le souhaite, évidemment, et nous gouvernants le claironnent. La vitesse
à laquelle ces vaccins sont apparus et l’habitude d’avoir entendu nos
responsables politiques dire tout et le contraire de tout sont probablement les
raisons pour lesquelles tant de Français s’en méfient. Après tout, nous ne
savons pas trop ce qu’on nous inoculera. De même, d’ailleurs, que nous ne
savons pas trop de quoi sont faits les médicaments que nous ingérons volontiers
quand nos médecins nous les prescrivent. Peut-être est-ce là un argument qui
pourrait apaiser nos craintes ?
Mais assez parlé de ce
maudit virus. Il est d’autres exemples de confusion, aussi intéressants que
drôles car la confusion ne réside pas où l’on pourrait croire. Ainsi, il y a
quelques semaines, les journalistes et les lecteurs de Marianne se sont
étonnés – pour ne pas dire étranglés – de ce que Mme Agnès Pannier-Runacher,
ministre déléguée chargée de l’industrie ait déclaré que le libéralisme était « la meilleure façon d’être de gauche ». N’étant personnellement ni de gauche
ni libéral, je ne me prononcerai pas quant à la pertinence de l’épithète
utilisée par Mme Pannier-Runacher. Il n’est en revanche pas interdit de penser
qu’être libéral peut être une manière d’être de gauche, voire d’être
socialiste. Le saint-simonisme et ses évolutions peuvent être cités en exemple.
C’est ce qu’a fait Frédéric Rouvillois dans un essai intitulé Liquidation,
paru cette année aux éditions du Cerf. Le sous-titre en étant « Emmanuel
macron et le saint-simonisme », on comprendra aisément que Rouvillois
entend ici donner une cohérence aux choix politiques de M. Macron, que l’on
résume un peu trop facilement par son fameux en même temps. Cet essai
consiste largement, en les classant selon différents thèmes, à confronter d’amples
citations d’écrits saint-simoniens à des discours ou des propos de M. Macron et
des plus lettrés de ses conseillers, parrains, suiveurs ou thuriféraires. Le rapprochement
est pertinent, et certains desdits conseillers (etc.) l’assument et même le
revendiquent depuis un bon moment. La différence avec Liquidation réside
dans le fait que son propos n’est guère favorable à la politique de M. Macron (« l’utopie
des très riches »). Cet essai relativement bref (et, dirait-on, édité d’une
manière quelque peu expéditive) vient apporter un éclairage au point aveugle du
XIXe siècle à travers les âges, de Philippe Muray : la parenté
entre le socialisme et le libéralisme, issus du même bouillonnement de pensée
magique vieux d’environ deux cents ans (et dont il faudrait sérieusement songer
un jour à nous défaire), voire l’hybridation entre les deux.
Après tout, concevoir ce
à quoi l’on entend s’opposer est toujours plus fécond que marmonner ou éructer –
selon son tempérament – des slogans hostiles, voire haineux. Je recommande donc
la lecture de Liquidation aux journalistes et aux lecteurs de Marianne.
Et je souhaite à mes
lecteurs une joyeuse et sainte fête de Noël. En espérant que 2021 sera un
meilleur millésime que 2020.
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