Beaucoup de bruit a été
fait autour de la personne de M. Gabriel Matzneff, ces derniers jours, à l’occasion
de la parution d’un livre. C’est qu’il est question, dans Le Consentement,
de Vanessa Springora, de la liaison entretenue il y a plusieurs lustres entre
Mme Springora, alors tout juste adolescente, et M. Matzneff, alors tout juste
quinquagénaire. La jeune fille – voire la petite fille – qu’était alors Mme
Springora n’en est pas sortie indemne…
Il semble donc que
certains ont découvert – ou feignent de l’avoir découvert – à cette occasion
quel genre d’ogre peut être – ou a pu être – M. Matzneff à ses heures,
probablement trop nombreuses. « Gabriel Matzneff rattrapé par son passé »,
titrait il y a quelques jours La Croix. Est-ce vraiment cela ? Ne
pourrait-on pas dire que c’est tout un passé qui est rattrapé par le cas de M.
Matzneff, à qui tout un petit monde servit longtemps la soupe, en le flattant
pour les libertés qu’il prenait avec la morale ? Il avait son rond de serviette
un peu partout, à droite, à gauche, dans les journaux, à la télévision et à la
radio. Il tient encore une chronique dans Le Point, finement intitulée « Un
diable dans le bénitier », où il livre à qui voudra les lire ses humeurs
en matière de religion… Tout un passé, ou plutôt tout un monde.
M. Bernard Pivot, qui le
reçut plusieurs fois à « Apostrophes » en lui manifestant une gauloise
complaisance, a récemment plaidé – avant de faire amende honorable – que c’était
à une époque où « la littérature passait avant la morale ». Ce propos
mérite un bref examen.
Faire passer la
littérature avant la morale, cela peut s’entendre lorsqu’un écrivain, par sa
vie, par certains de ses propos, de ses choix moraux ou politiques par exemple,
se déshonore, tout en ayant produit ou en produisant par ailleurs une œuvre
admirable. À qui et à quoi avons-nous à faire avec M. Matzneff ?
Gabriel Matzneff est un
écrivain qui ne manque pas de talent, ni sans doute d’érudition. Il est aussi l’auteur
de causeries souvent intelligentes, parfois drôles et pertinentes. Il n’est
évidemment pas à l’abri d’idées étranges. Jusqu’ici, on pourrait en effet se
contenter de faire passer la littérature avant la morale : cet homme, on
le sait, se comporte mal, mais il écrit des choses parfois intéressantes, et
les écrit plutôt bien. Mais il y a un os, et de taille : ce mauvais
comportement, M. Matzneff s’en vante au premier détour venu de son œuvre, dans
ses causeries, ses romans ou son journal, de sorte que distinguer l’homme et l’œuvre
devient difficile, voire impossible, à moins de posséder un exceptionnel talent
de contorsionniste. D’autant que, non content de se vanter de ses turpitudes,
M. Matzneff prétend de temps à autre en fournir la justification, se présentant
volontiers comme philopède par opposition aux pédophiles : à l’en
croire, il ne serait pour rien au monde un prédateur, mais un initiateur. Ce genre
– assez pâteux – de justification n’est pas très original : on le trouve
résumé, tout prêt dans le Lolita de Nabokov, plus précisément dans les
propos liminaires de Humbert Humbert (à propos de qui Nabokov dut s’échiner
pendant des années à préciser que ce personnage n’est en rien censé être
sympathique ; observons aussi que Nabokov éprouva bien des scrupules avant
de réussir à Publier Lolita, au point de songer à en brûler le manuscrit ;
cela a son importance pour la suite de mes propos).
Il a été remarqué plus
haut que M. Matzneff expose aux lecteurs du Point ses humeurs, ses
opinions, ses pensées ou ses impressions en matière religieuse. C’est que M. Matzneff
s’affiche volontiers comme chrétien orthodoxe. Et là, tout chrétien, vu l’impénitence
que M. Matzneff manifeste tout aussi volontiers, est pris de vertige devant un
abîme de perplexité, voire de terreur, qui n’est pas sans rappeler le sentiment
éprouvé à chaque révélation d’une affaire de prêtre pédophile : comment se
dire chrétien tout en étant impénitent à ce point ?
Nous avons tous de
mauvais penchants. Dans l’Église catholique, pendant l’Avent, la bénédiction
finale à chaque messe comporte une prière pour que le corps du Christ, reçu
lors de la communion, nous garde de céder à ces penchants. J’ignore ce qui en
est chez nos frères orthodoxes, mais il ne serait pas absurde que de telles
prières aient cours chez eux. Outre nos mauvais penchants, nous pouvons être
visités par des démons. Si nous n’y prenons garde, certains d’entre eux peuvent
se sentir autorisés à s’installer à demeure chez nous. Ce qui nous est demandé
est, avec l’aide de Dieu, de les chasser au plus vite : par des prières,
des signes de croix, des pénitences, des actes de contrition, à grandes giclées
d’eau bénite ou à coups de pieds au derrière... Bref, par tous les moyens que
nous donnera la Providence divine. Pour un écrivain talentueux, ce combat peut
donner matière à de magnifiques récits, épiques, comiques ou graves, selon les
grâces qui lui auront été données, et aussi selon les tourments dont il aura
connaissance, d’expérience ou à lui racontés par d’autres. Or M. Matzneff, en
présence de tels démons, donne plutôt l’impression de les avoir retenus pour
leur offrir le thé, ravi d’entamer avec eux quelque conversation mondaine ou
érudite ; et d’avoir, sur leur insistante demande, invité quelques
fillettes et garçonnets à venir prendre une tasse et quelques gâteaux.
Faut-il donc brûler
Gabriel Matzneff ? Certes, non. Mais l’intéressé devrait songer qu’il eût
mieux fait – au sens propre – de brûler un certain nombre de pages de son
écriture plutôt que de les publier ; et – au sens figuré – de brûler une
mauvaise part de lui-même : ne vaut-il pas mieux entrer mutilé au Paradis
qu’aller rôtir entier en enfer ? Il sera donc conseillé à M. Matzneff de
méditer les versets 27 à 30 du cinquième chapitre de l’Évangile selon saint
Matthieu.
Quant à ceux qui lui ont
si longtemps servi la soupe (question d’époque ou de milieu, je ne trancherai
pas), qu’ils se demandent s’ils n’ont pas contribué à enfoncer M. Matzneff dans
ses sordides travers. Nous vivons après tout dans un monde qui nous invite
rarement à renoncer à quoi que ce soit, y compris à nos vices.
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