mardi 4 avril 2017

« Le Grand Paris » (Aurélien Bellanger)

Ce ne sont pas les politiciens qui nous contrediront : les chiffres parlent d’eux-mêmes. Entendons-nous cependant : il faut bien les y aider un peu de temps en temps, en évitant autant que possible d’avoir recours à la torture.
Ainsi, les chiffres sont formels en ce qui concerne l’œuvre romanesque (encore peu fournie, si j’ose dire) d’Aurélien Bellanger[i] : si mes calculs sont justes, le nombre moyen de pages de ses trois romans est proche de 481, avec un écart-type de 4,5 environ et un coefficient de variation d’à peu près 0,9%. Ne nous affolons pas, cette population étant certainement trop réduite pour être déjà significative. Mais avec les 477 pages du Grand Paris, force nous est de reconnaître qu’Aurélien Bellanger est fidèle à lui-même ou, pour être plus prudent, qu’il est bien engagé sur cette voie.
Selon des critères plus littéraires, fidèle, Bellanger l’est bien : les lecteurs du Grand Paris y trouveront le même genre de récit et d’atmosphère que dans La Théorie de l’information et L’Aménagement du territoire. Ici, nous assistons à l’ascension, à la chute et au rebond d’un jeune bourgeois né dans la banlieue ouest, assez banal au premier abord – jusque apparemment dans son nom : Alexandre Belgrand[ii].
Pendant ses études de commerce, Alexandre Belgrand est repéré par un de ses professeurs, sorte de vieux situ devenu conseiller occulte d’un politicien de droite, qui le pousse à entamer sous sa direction une thèse d’urbanisme. Ce travail, qui porte pourtant sur Paris, sera l’occasion d’un détour par le désert algérien avant de le mener à l’Elysée, dans l’équipe du nouveau président de la république, qui ne nous est connu que par un surnom : le Prince. Il deviendra bientôt l’un des artisans du projet de Grand Paris, avant d’être congédié un beau jour parce qu’il faut bien trouver quelqu’un pour assumer une légèreté du Prince. Récupéré par un politicien sur le retour, il intègrera plus modestement des réseaux où se mêlent islam et nouvelles technologies…
En peu de mots, cela peut sembler peu de chose. Mais c’est l’occasion pour Aurélien Bellanger de tailler un pavé de plus, dense, lisse et régulier en apparence, mais truffé de détails pour le moins tortueux, voire baroques. En résumé, le monde et son histoire ne sont pas ce que nous pourrions croire ; tout se trame de manière souterraine, au figuré mais aussi au propre, y compris les fêtes des jeunes conseillers du Prince, brefs moments de débauche entre deux journées harassantes ; hors des souterrains, le cours des choses se décide dans des déserts, des terrains vagues ou des immeubles voués à la destruction, entre deux bretelles d’autoroute (Belgrand fera en l’un de ces lieux – ou non-lieux à nos yeux naïfs de non-initiés – la découverte d’un secret concernant son défunt grand-père). Les enjeux politiques sont naturellement différents eux aussi de ce qu’ils nous paraissent, ainsi que les acteurs de tous ces événements. Ce sont les conseillers ou les technocrates qui configurent et reconfigurent l’espace, les villes et les campagnes, y compris dans de mystérieuses galeries. Alors la gauche, la droite… Les politiciens n’ont qu’à dire ce qui leur est dicté.
Bien entendu, les combats que se livrent entre eux ces vrais acteurs ne sont pas neufs : sous des chantiers archi-modernes se cachent le plus souvent des fondements archaïques. Cet aspect ne surprendra pas ceux qui auront lu L’Aménagement du territoire – jusque dans l’évocation, au détour d’un tunnel, d’un chantier du groupe Taulpin : naissance d’un univers romanesque cohérent ?
On pourra voir dans le dénouement du Grand Paris un clin d’œil « en négatif » à Soumission, de Houellebecq[iii]. Peut-être s’agit-il d’autre chose : islam et nouvelles technologies, n’est-ce pas encore une alliance entre l’hypermodernité et une culture que nous considérons comme archaïque ? Notons que dans les derniers chapitres une influence américaine sur cette évolution est évoquée : théorie du complot sur ce que serait le vrai « grand remplacement » ?
Décidément fidèle à lui-même, Aurélien Bellanger écrit ici encore dans une langue – plutôt qu’un style – classique, sage, pas désagréable à lire, plus claire qu’éblouissante. Il donne cependant libre cours à ses talents de pasticheur lorsque parle M. Nicloas Sark…, pardon, le Prince.
Voilà donc un morceau de plus d’un romancier qui bâtit une œuvre, voire un genre per se, avec une cohérence qui pourrait aussi bien être celle d’un délire paranoïaque présenté de manière fort convenable. Avec un brin d’autodérision (fort implicite), peut-être ?
Ces hypothèses seront à vérifier dans l’œuvre future d’Aurélien Bellanger. Critiques et statisticiens auront du travail.


[i] La Théorie de l’information (2012), L’Aménagement du territoire (2014), deux romans dont il a été question ici, et Le Grand Paris (2016).
[ii] Peut-être ce nom n’est pas si banal que cela : nous cache-t-il quelque réminiscence d’un roi macédonien connu pour son ambition ?
[iii] Voir ici.

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